état végétal
Yasminee Lepe
prophète interprète
Yasminee Lepe est une interprète protéiforme qu’on aura vu chez tous les chorégraphes du moment qui font bruisser la danse française d’un vent nouveau. Et elle pourrait n’être que ça, une interprète tant elle est magnétique, vénéneuse et douce à la fois. Mais ce serait gâcher une partie du potentiel inexploité de cette artiste hors norme qui peut tout endosser. Et la voilà chorégraphe pour Etat végétal, une proposition qu’on pourrait croire dans l’air du temps, simplement dans l’air du temps car écologique, offrant un dialogue entre des plantes dont la vie sonore est rendue audible par Maxime Mantovani et une danseuse qui nous accueille en ciré transparent. Ce serait bien naïf de réduire la pièce à ce dialogue qui n’est que juxtaposition, simultanéité, concomitance. Elles parlent, mais elles ne se parlent pas. Elles coexistent plutôt. Et c’est bien là l’intérêt de la pièce, rendre compte de cette coexistence. Dans nos villes, la plante n’a de place que dans l’interstice et la danse ne semble pouvoir se déployer que sur les plateaux. Les voir ensemble, les ressentir ensemble, c’est changer notre perspective, les penser comme en voie d’extinction, malmenées par la vie moderne et le capitalisme, le patriarcat. On enfoncerait là une porte ouverte, mais la prise de conscience n’a pas vraiment eu lieu, pas dans le corps notamment. Et l’action est encore bien lointaine. Alors il faut cette confrontation qui ici matérialise le choc d’une beauté qui n’obéit à aucune volonté, qui n’est régit que par les impératifs de l’organique avec les articulations d’un corps humain, fragile et dangereux à la fois. Un spectacle féministe donc, plutôt qu’écologique si l’on ne croit pas en l’intersectionnalité, sans revendication, sans affichage cosmétique de ce féminisme. Plutôt une conviction et une activation, comme on active une performance. Laissant au spectateur le reste du chemin à faire.
Telle une amazone, Yasminee Lepe dévoile tout d’abord le système végétal — sculpture verticale et suspendue, à l’esthétique contemporaine affirmée, constituée de multiples plantes tropicales sans pot dont les racines trainent au sol— au préalable dissimulé sous une bâche plastique digne du moindre chantier, puis elle se met à délimiter l’espace au moyen d’un terreau qui semble pour le moins fertile mais qui ferait peur au plus douillet des danseurs avec toutes ces scories répandues maintenant sur le tapis de danse. Mais rien ne l’arrête et elle danse sur ce plateau en danger mixant différentes qualités allant du hip hop au classique, révélant toute la palette de son art. Les plantes mues par des filins, connectées par des électrodes aux synthétiseurs de Maxime Mantovani, envoient des signaux électromagnétiques. Elles ne sont pas apathiques comme on pourrait le croire quand on emploie l’expression « état végétal ». Elles existent au même titre que nous. Alors une sorte de rituel peut commencer, danse de saint Guy joyeuse, véritable osmose entre la danseuse et ces créatures chlorophylliennes. Là encore Yasminee Lepe se révèle la parfaite interprète, puisqu’en chorégraphe elle semble donner la parole aux plantes. Et c’est ce qui pouvait nous arriver de mieux tant nous sommes encore aveugles et sourds. Sortons une bonne fois pour toute de l’apathie.
Thomas Adam-Garnung