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Je vis dans une maison qui n'existe pas

Laurène Marx

Prendre soin

Il est de ces pièces qui chamboulent tout. Il est de ces pièces qui remettent en cause votre position même de critique. C’est le cas ici. Cette impression qui me vient, alors que je m’apprête à écrire mon papier, que je vais immanquablement m’adonner au mansplaining : explication faite par un homme à une femme, sur ce qu’elle doit faire ou ne pas faire, de façon condescendante, justifiée par le simple fait que cette dernière soit une femme. Mansplaining donc ou que je vais valider la proposition de Laurène Marx. Elle n’en a pas besoin de ma validation. Et je n’ai aucune explication à lui donner ici. Laurène Marx connaît son métier et son sujet. Et cette impression, je suis bien heureux de la ressentir. Pas de « ouin ouin ». Cette pièce, c’est pile ce que j’attends du théâtre, qu’il me bouscule dans mes retranchements, qu’il fasse vaciller mon identité, qu’il me permette d’être plus en accord avec mes valeurs en les interrogeant, les critiquant. J’ai juste envie de dire « merci » et de fermer ma gueule. Je vais quand même rédiger ici une chronique, car c’est ce qu’on me demande de faire. Mais il fallait ce préambule.

Je vis dans une maison qui n’existe pas, c’est d’abord quelqu’un qui vient dire qui elle est, ce qu’elle fait, une confession donc, avec une voix basse, douce, presque susurrée. Ces voix qu’on entendrait alors que la nuit est tombée, qu’il est l’heure de dormir. Ces voix pour raconter des histoires aux enfants parce qu’on les aime. Pas une voix de colère ou d’hystérie, mais une voix bienveillante. Pourtant la colère s’exprime. La colère menace. Mais ce qui ressort c’est ce souci de prendre soin, de soi, de l’autre, de l’accueillir dans toute sa différence. Cette colère elle provient de la peur. Peur parce qu’il y a eu des coups, il y a eu du harcèlement, il y a eu des assignations illégitimes, des diagnostiques péremptoires, des traitements abusifs. C’est donc la colère de celle qui a été blessée. Une colère qui n’aura pas de limite. Une colère sans retour. Une colère de survie. Pour celle qui n’a plus rien à perdre qu’elle-même. Et tout est là. Cette voix qui parle, nous parle de sa survie, de comment elle a organisé sa survie, alors même qu’autour tout était hostilité. Se réfugier dans une maison qui n’existe pas. Y vivre avec d’autres êtres qui sont peut-être d’autres nous, mais ce serait une explication et pas de mansplaining, j’ai dit. Et il y a de l’espoir. Enfin il y a l’espoir de l’espoir. De l’espoir parce que sinon on serait tous partis. Petit mensonge. De l’espoir comme pour nous retenir, une sorte de séduction, si séduire c’est bien conduire l’autre à soi. Mais en fait, on s’en fiche de cet espoir. Moi ce qui m’a intéressé, c’est justement ce souci de prendre soin, cette écoute induite par la voix douce qui aura appris à dissimuler sa colère pour survivre. Elle était palpable cette écoute dans la salle. Une salle qui semblait répondre en silence « nous aussi ». « Nous aussi on ne veut plus de ces négations de nos vies, de nos existences, de nos choix ». « Nous aussi on veut prendre soin des uns et des autres et construire un monde ensemble, un monde qui ne pathologisera pas tout ce qui semble dévier, ne pas être normal ». « Gardez-les, vos pilules, laissez vivre ceux que vous assignez à la folie ». « C’est vous les fous ». « Nous au moins on a la lucidité d’écouter ceux qui vivent dans nos têtes, on essaie de faire face, de concilier les différences, quand vous ne faites que piétiner ce qui vous dérange, ce qui ne rentre pas dans les cases ». Le silence d’une salle comme un cri en choeur.

Il faut dire deux mots du texte qui a tout d’une logorrhée, et que c’est une gageure ça, d’arriver à faire sonner une langue écrite comme une langue parlée, parce que c’est terriblement bien écrit. De la poésie diamant brut. Et l’interprétation est d’une finesse implacable, avec des intonations, des rythmes, des émotions qui annulent toute distance entre interprète et spectateurs. Il faut parler des lumières qui sont comme intra-utérines, sourdes, matricielles. Il faut dire pourtant que ce ne sont pas là des effets, que tout ici est juste et que cette radicalité fait sens et produit communauté. On se retrouve embarqué dans cet univers, totalement, à la folie. Et c’est pour le meilleur. Merci donc.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
Théâtre Ouvert, Paris
photographie :
Christophe Raynaud de Lage