Eric Quilleré
« Vertus Cardinales »
Portrait d’Eric Quilleré, Directeur de la Danse à l’Opéra National de Bordeaux
Lorsque je l’avais rencontré en 2003, alors nouveau Maître de Ballet à Bordeaux, invité par Charles Jude, en regardant ses cours, j’avais déjà repéré dans son aura de Professeur les quatre Vertus Cardinales – Balanchine aurait dit « Tempéraments » –, la Prudence, au sens de rigueur dans l’apprentissage envers les danseurs, la Tempérance, dans la mesure où Eric Quilleré ne transgresse jamais les limites de la fatigue de ses élèves, la Force Courageuse, évidemment, puisque le Maître, concentré à 300%, ne se ménageait guère, lui, pour réfléchir aux qualités qu’il voulait transmettre au Corps de Ballet in extenso, et la Justice : car, oui, évidemment et fondamentalement, Eric est un homme d’équité. Donc, qui ne veut léser personne.
C’est ainsi que, 20 ans plus tard, de suivi de ma part de son travail de Directeur du Ballet, qu’il occupe, avec Passion, depuis 2017, j’ai pu voir en lui, à travers l’entretien chaleureux, humble et sérieux à la fois qu’il m’a accordé, les trois Vertus Théologales qui ne concernent plus guère les individus de notre époque : la Foi, d’abord. Nous n’avons pas, pourtant, sur la terrasse ensoleillée du Grand Théâtre de Bordeaux, abordé frontalement la question du Divin, mais crucialement, oui, Eric est littéralement habité par cette Foi au sens large. Notre homme croit fermement au pouvoir de l’art chorégraphique pour sauver l’âme des spectateurs. En effet, « si mes danseurs ne ressentaient pas de plaisir à évoluer sur le plateau, délivrés de cette crainte d’un coup de bâton à l’issue d’une représentation que je me refuse à leur infliger, sur tel ou tel aspect technique de leur performance, comment le public pourrait-il à son tour être touché par le plaisir de la danse ? Or, il me semble si nécessaire de laisser sa puissance agir pour notre Bien Commun… », dit-il… Avec Foi.
L’Espérance, bien sûr. Car, de ses mots sur les maux, « il faut garder Espoir. En France, contrairement à l’Allemagne, par exemple en Europe, si les gens veulent voir un Ballet, les propositions qui s’offrent à eux sont réduites ; il y a, bien sûr, l’Opéra National de Paris ; mais, mis à part ce temple de la capitale, trois lieux seulement demeurent, nommés ‘Opéras de Région’ par le Ministère de la Culture, terme que je trouve quelque peu condescendant, même si j’en souris en te le disant : nous, à Bordeaux, le Capitole à Toulouse, et le Ballet du Rhin, qui ne programme d’ailleurs plus guère que des créations de son Directeur Bruno Bouché, de qualité au demeurant. Je dois t’avouer, de mon côté, que, malgré toute la reconnaissance que j’éprouve envers la Municipalité et ma Ville de Bordeaux, les subventions ne sont pas réellement mirobolantes. Quant au remplissage des salles, je suis si heureux de présenter Giselle en décembre prochain, car lors de notre Ouverture de Saison 2023-2024, avec le programme Now and Now, et ses chorégraphes contemporains, j’aurais tant aimé que davantage encore de spectateurs soient présents. Mais je reste confiant. » Comment ne pas l’être, si l’on sait que la sublime Etoile Mathilde Froustey incarnera sans doute, remise de sa blessure au genou, le rôle-titre, afin de prendre en beauté ses nouvelles fonctions d’Etoile au sein du Ballet de Bordeaux ? Eric me confie « ne pas même avoir su auparavant que Mathilde était originaire de la région. Je lui ai instamment suggéré de candidater à ce poste récemment ouvert aux solistes. Mathilde, oui, tu as raison, peut faire penser à la sublime, également, ballerine Ghislaine Fallou. Même si elle n’interprétait, en tant que Première Danseuse de l’Opéra National de Paris, que des rôles secondaires, du moins point d’héroïne des ballets, on ne voyait qu’elle sur la scène. Or, Mathilde est peut-être, pour sa part, encore plus combative. Elle explose littéralement, et a eu raison dans ses choix – Sujet à l’Opéra de Paris, elle part en tant qu’Etoile du San Francisco Ballet. Et la voici. Je m’en réjouis tant ! »
Quant à l’Amour, ultime Vertu Théologale ? Eric en est, pleinement, habité. D’abord, à travers la Reconnaissance de ceux qui l’ont guidé et soutenu dans son Passé. « Noureev, depuis toute la technique qu’il a insufflée en force à l’Opéra de Paris, m’a permis, malgré mon physique atypique, n’étant pas immense et plutôt tout en muscles, jeune, d’intégrer le Corps de Ballet de l’Opéra National de Paris. Sous la Direction de Brigitte Lefèvre, j’ai gravi rapidement tous les échelons de la Hiérarchie. Lors du Concours Annuel. Inventé par Marie Taglioni au XIXème siècle, je suis en accord complet avec ce système, qui permet de prouver sa force, tant mentale que physique. Et Dieu sait qu’il en faut pour être danseur… Comme pour diriger chacun. Brigitte a eu cette force rare, donc précieuse, de tenir dans le temps, avec, aussi et surtout, une bienveillance extraordinaire pour tous les membres de l’Opéra. Elle nous aimait. Pour ma part, elle m’a permis de m’accomplir à travers des prises de rôle comme celui du Spectre de la Rose, et tant d’autres… Mais elle a également compris mon désir d’Ailleurs. C’est ainsi que, par le biais de la légendaire Violette Verdy, j’ai eu la chance de répondre à la question du Directeur du Ballet de Miami, ‘veux-tu être Etoile chez nous ?’. Cette expérience américaine m’a véritablement libéré. Outre Atlantique, j’ai réappris le bonheur de danser. Librement. Le plaisir, pur. Et oui, je me suis par là libéré intimement de mes démons, à savoir ‘est-ce que j’ai été parfait ou imparfait lors de ce spectacle ?’. Peu importe, à la limite, aux Etats-Unis – le principe de ce pays qui fonctionne non par subventions, mais par mécénat, réside dans les Maisons de Danse en la fraternité entre les interprètes, avec la Direction, et, aussi, la joie, que j’ai redécouverte, de faire ce métier si passionnant. »
Alors, oui, définitivement, avec le grand Oui, ou Amen nietzschéen, Eric est un homme de Cœur. A cœur ouvert, se livrant facilement sur son Art, tout en restant humble et pudique sur son existence privée, de cœur ouvert à toutes les propositions chorégraphiques qu’il voit (« même lorsque je serai à la retraite, je continuerai à me rendre en salles. Cette fois sans autre regard que le bonheur des yeux… »). On sait qu’il invite, outre, évidemment, les Ballets du Répertoire Romantique et Classique, tant de chorégraphes dits néoclassiques ou contemporains. Son ouverture de cœur n’a pas de frontière. S’il reconnaît une qualité pour un créateur à donner de la joie à ses danseurs, il l’invite à créer ou à entrer au Répertoire de l’Opéra National de Bordeaux. Or, il faut savoir les modalités, de cœur, encore, de ses choix. « Je n’impose jamais à mes danseurs de travailler avec un chorégraphe dont l’œuvre les mettra mal à l’aise. Mes artistes invités choisissent mes danseurs, mais je veille à ce que ces derniers aient le droit de s’investir uniquement dans l’univers d’un artiste qui les touche. Je ne veux, jamais, provoquer de souffrance. » Homme de tact pour ce faire entre les protagonistes. Homme de générosité pour ceux qu’il invite.
Homme de sensibilité aiguë pour l’épanouissement artistique, donc personnel, des membres de son Corps de Ballet. J’ai envie de dire, à ce propos, que « Ceci est mon Corps livré pour vous », concernant Eric Quilleré. Car n’est-il pas, in fine, un homme de hautes responsabilités, certes, mais également un Donateur absolu de son temps et de sa Vie ? – Une Vie consacrée à la Danse. Il ne vous reste plus qu’à vous rendre à Bordeaux pour le vérifier de vos propres yeux, mes mots n’étant par essence que des mots, et non la Contemplation d’un Ballet.
Par Bérengère Alfort
Photographies :
Julien Benhamou et Vincent Bengold