On a perdu ce côté aventurier du spectateur.
Arthur Pérole, chorégraphe
Ode à la liberté.
Une coïncidence : le chorégraphe n’a pas cherché à attirer notre attention en choisissant le titre de sa prochaine création, et nous ne lui avons pas non plus soufflé. Ce divin hasard a créé l’envie de la rencontre, comme pour voir ce que l’on a en commun. Entretien avec le chorégraphe de Ballroom, à venir tout prochainement…
Par Charles A. Catherine
Après sa formation au Conservatoire National Supérieur de Paris (CNSMDP), il danse pour Tatiana Julien (La mort et l’extase, 2012), Christine Bastin, Radhouane El Meddeb (Au temps où les Arabes dansaient, 2014), plusieurs pièces de Joanne Leighton. Un parcours classique de danseur contemporain, qui lui permet surtout la variété du regard sur la création, l’expérience de la scène, et le rapport au public. Il crée sa compagnie en 2010, et monte ses premiers spectacles tout en continuant de danser pour les autres : pour la rencontre, l’expérience, et la danse, évidemment.
La rencontre, c’est justement le cœur de tout son travail. « J’ai en tête l’image de la solitude de l’artiste avec son œuvre. Seul dans les loges, seul dans le hall du spectacle après m’être changé… Moi, je veux être en contact avec le public. Après le spectacle, je préfère aller tout de suite parler aux gens, pour développer leur plaisir de parler du spectacle, d’un spectacle, pour qu’ils ne sentent pas ridicules, ou incapables. Ça renforce leur goût pour ça, pour aller au spectacle. » Il vient d’un milieu qui a un rapport facilité à la culture – qu’il qualifie en souriant de « France Inter-Télérama » – alors il pourrait verser dans le snobisme des conversations pointues sur l’art et la culture, c’est davantage l’émotion, l’authenticité qu’il veut partager. « Je me sens plus populaire, pas du tout intello. Le ton sur lequel la danse s’adresse trop souvent au spectateur, cette façon de transmettre un message comme si le public devait apprendre quelque chose, me gêne beaucoup. Je préfère créer un espace de partage, secouer les habitudes. C’est comme ça que j’ai envie de faire mon travail. Un spectacle qui me ferait me sentir con, ça m’insupporte. Je ne veux pas infliger ça aux spectateurs de mes spectacles. » Alors dans ses pièces, il insuffle des références populaires, des images, des musiques, des gestes connus du grand nombre, pour porter son propos : Wagner et Baudelaire pour creuser le romantisme, tout en lenteur (Stimmlos, 2014), Picasso ou Helmut Newton pour parler des muses qui inspirent (Scarlett, 2015), les Doors et des cartes à jouer pour expliquer aux plus jeunes comment se construit un spectacle, (Rock’n chair, 2017). Du connu pour s’accrocher, pour entrer dans les pièces. « Là où certains directeurs de théâtre craignent l’échec commercial en disant « Ca ne plaira pas à mon public », je crois beaucoup en l’autonomie des gens, en leur capacité d’aimer ou pas, de pouvoir expliquer ce qu’ils ressentent ou pas, de saisir les références ou pas, d’en avoir d’autres, d’aimer sans savoir, de détester en sachant, de ne pas être d’accord, de prendre des risques… On a perdu ce côté aventurier du spectateur. Et ça limite l’art et l’artiste. On a peur d’être trop pointus. Alors que certaines choses passent simplement mieux parce qu’elles sont viscérales, passent directement par l’émotion, le viscéral, le généreux. Il ne faut pas se dire que le public risque de ne pas comprendre : il faut aller au bout, c’est tout, les gens sentent ça, ils apprécient. »
“J’ai chorégraphié une fête !”
Quelle rencontre, dans sa prochaine pièce, Ballroom ? Celle d’un paradoxe, assurément, qui vient de loin. « Il y a eu ce rassemblement, place de la République à Paris, après les attentats de 2015. Plus fort que la peur, le besoin de faire groupe. Après ça, j’ai énormément fait la fête, parce que j’en avais besoin, plus que d’habitude. Ca avait provoqué ça, aussi. Et le milieu de la nuit s’est montré double : c’est à la fois faire la fête pour être ensemble et un endroit de tristesse et de solitude profondes… et un exutoire, aussi. Un lieu où on évacue, tout seul, la pression sociale, la pression du groupe, et un lieu où on se retrouve, où l’on partage, en groupe. J’y ai également rencontré la scène voguing, qui me donnait envie : cette communauté avait créé sa fête, son exutoire, son spectacle utopique… Le voguing touche aussi au vêtement, au fait de ressembler à – les catégories comme la schoolboy realness, les thèmes… – comme pour le carnaval, dans son sens de farce, de satyre de la classe dominante. Il y a donc eu tout ça. J’ai trouvé que ça devait être travaillé. » La fête et le spectacle en théâtre ont leurs limites et leurs libertés, complémentaires, pour le chorégraphe. Le temps n’est pas circonscrit dans une fête, là où il est codifié dans un spectacle (l’avant, le pendant, l’après). Mais un spectacle va plus loin dans l’exutoire, il se moque des conventions sociales. Alors où est allée la réflexion de Pérole ? « J’ai chorégraphié une fête ! » Une idée qui n’est pas venue de nulle part : elle s’est imposée.
Pour creuser en studio ses concepts de fête, de spectacle, de groupe, d’individus, de catharsis, le chorégraphe s’est entouré de danseurs dont il savait, pour avoir dansé ou discuté avec eux, qu’ils étaient sur la même longueur d’onde – comprendre : qu’ils avaient la même approche du spectacle, du public, pour marcher dans la même direction. Pour créer une communauté, ils ont partagé des rituels, des savoirs, des techniques, des expériences – jusqu’à organiser une fête où il serait interdit de parler et de boire, de 20h à 08h. « Nous avons retiré tous nos jokers habituels en soirée pour voir ce que deviennent les corps. Du jeu, de l’énergie, du rythme… Peu à peu, une certaine violence est apparue… » L’exutoire venait. « De là, en faire un objet spectacle a été la phase le plus difficile : comment en faire un exutoire pour le public aussi, sans qu’il n’en sente les artifices ? J’ai tranché, dans toutes les matières gestuelles que nous avons traversées : j’allais faire ma grande fête utopique. J’ai donc créé une fête avec mes codes, mes images, pour donner un cadre aux danseurs. C’est une fête techno, à la dramaturgie très écrite, à l’énergie guidée, qui se transmet au public sans être participative. Oui, c’est ça : j’ai chorégraphié une fête ! » Avec quelle(s) danse(s) ? « On est partis de la pulse. La pulsation – musicale et cardiaque – est martelée, partant du buste jusqu’à la danse de boîte, dont j’écris les changements de points de vue, en imposant des figures (la queue-leu-leu, le défilé…) pour entrer peu à peu dans un état de bestialité, plus libre, plus monstrueux aussi. » Alors le public entre, s’asseoit, regarde une fête et s’en va ? « Pas du tout. L’avant-spectacle et l’après sont travaillés. Il n’y a pas de début, pas de fin, juste un moment et un endroit. On ne demande rien au public, on lui offre des possibilités. Je veux décomplexer leur rapport à la salle de spectacle, mettre davantage de convivialité, les laisser agir. Je cherche à fabriquer des objets que chacun puisse posséder à sa façon. Même pour les danseurs : j’écris des parcours, les danseurs dansent différemment à chaque fois. C’est une démarche un peu politique, quelque part. »
A quoi ressemblera donc ce moment sans début ni fin ? A vous de le découvrir… Mais soyez certain·e·s d’une chose : vous allez adorer (regarder) danser les gens dans Ballroom. Comme on a toujours adoré l’écrire…
Ballroom
Première : 07-09 novembre 2019 à KLAP (Marseille) avec le ZEF Scène Nationale.
En tournée : compagnief.fr