
Vaisseau familles
Collectif Marthe

l’équipage joyeusement subversif du Collectif Marthe largue les amarres des modèles figés
Avec Vaisseau familles, le Collectif Marthe — Clara Bonnet, Marie-Ange Gagnaux, Aurélia Lüscher et Itto Mehdaoui — propose un objet scénique aussi érudit que vibrant, aussi savoureux que percutant. À travers une forme hybride, mêlant théâtre, conférence performée et cabaret burlesque, les quatre comédiennes s’embarquent dans une exploration joyeusement critique des structures familiales et de leurs fondements idéologiques, sociaux, historiques.
Le spectacle ne se contente pas de représenter la famille : il l’interroge, la déconstruit, la tord, la recontextualise. Il en révèle, avec une grande clarté conceptuelle doublée d’une inventivité théâtrale réjouissante, la diversité historique, culturelle, biologique. En convoquant penseurs et penseuses — Silvia Federici, Françoise Héritier, Maria Mies — mais aussi des références issues de l’éthologie et de l’anthropologie, le Collectif Marthe s’attelle à démontrer une vérité souvent tue : il n’existe pas une famille, mais des familles. Et surtout, aucune n’est universelle.
Derrière les formes qu’on croit naturelles se cachent des constructions sociales, souvent patriarcales. La famille nucléaire hétérosexuelle, centrée sur le couple et l’enfant, n’est pas l’unique organisation possible — elle n’est même pas la plus ancienne. Ce que le spectacle dit, avec acuité mais sans didactisme pesant, c’est que la famille est un artefact culturel : elle évolue avec le temps, les contextes, les forces politiques et économiques.
À travers cette mise en perspective critique, Vaisseau familles pose aussi, de manière implicite mais insistante, la question de la place des femmes dans ces structures. Car si la famille a souvent été un rempart contre l’hostilité du monde, elle fut aussi un lieu d’enfermement, d’instrumentalisation des corps féminins, de naturalisation du rôle de mère. Faut-il être mère pour être une femme ? Et si, au fond, ce n’était pas la mère qui faisait famille, mais la femme — en tant qu’être pensant, agissant, tissant des liens ? Le spectacle n’apporte pas de réponse définitive, mais ouvre des brèches, des pistes, des doutes — ce qui est infiniment plus fécond.
Visuellement, le spectacle regorge d’inventions. Les transformations de plateau, les costumes à vue, les ruptures de ton, les allers-retours entre les époques — du Moyen Âge à nos jours — forment un véritable théâtre-laboratoire où les comédiennes incarnent tour à tour mères, pères, enfants, animaux, philosophes, sages-femmes et figures imaginaires. Leur capacité à se travestir, à jouer plusieurs rôles avec une facilité confondante, donne au spectacle une légèreté qui contraste subtilement avec la profondeur du propos.
L’écriture, collective et ciselée, impressionne par sa finesse et son rythme. On rit, beaucoup, souvent, grâce à l’humour malicieux, parfois caustique, des interprètes. Mais ce rire ne désamorce jamais l’enjeu : il le rend audible, accessible, poreux. Le spectacle réussit ce délicat équilibre entre le plaisir du jeu et l’exigence de pensée.
Enfin, Vaisseau familles touche au cœur d’une question fondamentale : qu’est-ce qu’une famille aujourd’hui, dans un monde en mutation permanente ? Le spectacle suggère, sans jamais l’imposer, une redéfinition possible, radicale, belle : la famille comme lieu de la transmission. Non pas seulement du sang, mais du savoir, des gestes, des récits, des valeurs. Non pas comme cellule biologique close, mais comme espace relationnel, mouvant, vivant, où circule quelque chose — une mémoire, un soin, un désir d’avenir.
Dans cette perspective, le spectacle rejoint les intuitions de Hannah Arendt : le monde commun se construit dans l’entre-deux, dans la capacité à transmettre, à faire passer. La famille, alors, n’est plus un dogme mais un vaisseau. Un espace de navigation, d’invention, de rencontre.
Un spectacle nécessaire, généreux, porté par quatre artistes brillantes, qui, avec humour et intelligence, font du théâtre un acte politique et poétique. On sort de Vaisseau familles remué, réjoui, questionné. Et, surtout, un peu plus libre.
