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Mille et une nuits

Sorour Darabi

Nuits rebelles

Sorour Darabi (dont nous avions déjà parlé à propos de Savušun), dans son opéra transdisciplinaire inspiré des Mille et Une Nuits, orchestre une alchimie saisissante entre les arts, une fusion organique où les disciplines s’effacent pour laisser place à une expérience sensorielle totale. Ici, la nuit n’est plus un simple décor, mais une entité vivante, un voile complice sous lequel les corps se dévoilent, se transforment et se libèrent. Dans cette obscurité dense, les performeurs deviennent des astres mouvants, oscillant entre vulnérabilité et puissance, sculptés par des jeux de lumière fugaces et des sonorités hybrides.

L’espace scénique, quadrifrontal, ouvre une fenêtre sur un monde en perpétuelle mutation. Les sculptures de glace suspendues, telles des totems liquides, fondent lentement, libérant des fragments d’histoires figées, des mèches de cheveux, des lambeaux de tissu — métaphore poignante d’un passé qui se dissout. Cette lente métamorphose résonne avec les mouvements des interprètes, dont les corps glissent, s’étreignent et s’abandonnent au rythme de pulsations électro-acoustiques et de mélodies orientales fragmentées. L’eau qui s’écoule devient alors un fil conducteur, un souffle humide reliant matières et êtres.

Darabi nous invite à plonger dans cet interstice où les voix se déchirent et se caressent, où les mots chantés s’éparpillent comme des poussières d’étoiles. La présence des musiciens, dissimulés dans l’obscurité, renforce cette sensation d’être immergé dans un rêve mouvant. Leurs notes s’entrelacent aux poèmes murmurés, tissant un voile sonore qui enveloppe le public, le liant intimement à cette fresque vivante.

Chaque geste, chaque respiration semble émaner d’un rituel ancestral réinventé. Les corps exultent dans une sensualité brute, défiant les conventions, abolissant les frontières du genre. Ce ballet charnel et onirique transcende le simple spectacle pour devenir un manifeste silencieux, un cri feutré pour un avenir débarrassé des carcans binaires. Dans ce sanctuaire nocturne, les performeurs ne jouent pas des rôles, ils incarnent des vérités plurielles, des identités mouvantes qui s’affirment dans la fluidité.

Darabi, tel un alchimiste du sensible, sublime la matière et le corps. La glace fond, les voix vibrent, les chairs frémissent. Ce Mille et Une Nuits n’est pas une simple adaptation, c’est une résurrection poétique où les mythes se brisent pour mieux renaître. Shéhérazade devient une multitude d’âmes, chacune portant en elle la promesse d’une histoire à conter, d’un monde à réinventer.

Le spectateur, pris au piège de cette nuit féconde, oscille entre fascination et trouble. Il devient témoin silencieux d’une éclosion, complice d’une révolte douce où les corps se racontent dans leur pleine vulnérabilité. Chaque étincelle de lumière, chaque frôlement sonore témoigne de la richesse infinie de ce que Sorour Darabi nous offre : un voyage au-delà des mots, une odyssée au cœur des possibles.

Ainsi, Mille et Une Nuits n’est pas un simple spectacle. C’est une incantation, un battement d’aile dans la nuit, un souffle d’espoir et de liberté. Sorour Darabi signe ici une œuvre magistrale, où chaque instant suspendu nous rappelle que l’art, quand il ose être véritablement libre, devient révolution.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
La Villette dans le cadre du Festival d'Automne à Paris
photographie :
Camille Blake et Laurent Philippe