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ils n'ont rien vu

Thomas Lebrun

Que d'éclat !

De l’avis de beaucoup, on s’ennuie ferme, ces temps-ci, devant de la danse contemporaine. Le dénuement – ou « art du brut », consistant à dépouiller la danse de tous ses artifices, décors, costumes, lumières, pour que sa seule expression porte tout son propos– a fait de l’expérience du spectateur un exercice de force pour l’imagination, et laisse peu à peu un nouvel ennui, face à des discours gestuels que l’on ne comprend pas toujours, prendre sa place. Et l’on se prenait à rêver d’exubérance, en regardant du côté du classique, qui ne s’en est jamais privé.

Quand soudain, Thomas Lebrun. Après le très exigeant Another look at memory (2017), où il revisitait ses dix dernières années de création chorégraphique, le directeur du Centre Chorégraphique National de Tours poursuit sa quête de mémoire, non sur lui-même cette fois, mais sur l’humanité. Et ils n’ont rien vu, dont la première a eu lieu la semaine dernière au Théâtre Olympia (Tours), s’empare de la question de notre mémoire poétique et politique par la réminiscence d’Hiroshima. Le bombardement de la ville japonaise du 06 août 1945 a balayé en quelques secondes 50 000 âmes, civiles et militaires, ainsi que 350 ans d’histoire(s). Un acte de l’homme contre l’homme, d’une ampleur inouïe, que l’on se promettrait de ne plus jamais reproduire, ni même approcher… et pourtant.

Thomas Lebrun a construit une série de scènes colorées, comme un imagier. Il y transpire notre vision de la culture japonaise, où tout se mêle, du goût pour la profonde poésie à la fascination pour la tragédie qui l’emporte. Le raffinement de la simplicité, la délicatesse de la cérémonie, la grande humilité, l’éclat de la tradition,… Origami, éventails, pêcheurs en tuniques bleues, danseurs en kimonos chatoyants : un Japon idéalisé mais réaliste, nourri d’un travail d’enquête sur site, dans le Hiroshima d’aujourd’hui, et d’un travail de mémoire, dans les Hiroshimas de nos souvenirs. Extraits sonores de Marguerite Duras et de témoignages d’hibakushas (survivants) à l’appui, Thomas Lebrun et ses neuf interprètes passent de la tradition – cette chose qui survit aux sursauts de l’histoire – à son souvenir, plus dépouillé, un peu déformé, si bien que l’on ne sait plus où l’on est dans le temps. La réminiscence du drame d’Hiroshima passe par sa mise en scène : comme une vague, au ralenti, pour réaliser pleinement l’impact sur les corps comme sur la culture qu’ils portaient dans les scènes précédentes. Les costumes, accessoires, musiques traditionnelles, apportent un habillage racé et riche à une danse fine, toute en rondeur, sans violence. Les couleurs comme seule façon d’en parler – orange, jaune, aveuglants, avant d’être plaqué au sol, sans rien voir – et ils n’ont rien vu. Le boro – assemblage de tissus de récupération dont les plus pauvres font vêtements et couverture – de huit mètres par dix confectionné par la Japonaise Rieko Koga est le seul élément de décor physique, métaphore des souvenirs reconstitués, de l’écheveau commun, abîmé mais durable, humble et éclatant, ici tapis du quotidien, là toile déchirée de la tragédie, là-bas toile de fond de nos souvenirs, toujours éclairé par le subtil jeu lumineux de Françoise Michel.

Peu à peu s’installe une question : à quoi bon cette évocation d’un Japon de carte postale, de ces souvenirs qui s’émoussent depuis près de 75 ans ? Pour rappeler que cette délicatesse a un jour été rayée de la carte. Détruite en un instant par la violence des hommes. Et que cette tragédie se détruit lentement dans nos mémoires, que l’on oublie que l’on en est déjà arrivés là. Et qu’on a oublié, ce jour-là, qu’on avait déjà détruit massivement la vie et les cultures qu’elle portait, auparavant. Lebrun n’hésite pas à crever sa propre trame narrative, à violer la poésie douce-amère de sa pièce pour parler cash de tuerie, de massacre, de l’animal vulgaire qu’est l’homme quand il s’abaisse à la violence, de masse ou non. Retournant le spectateur, il dégomme ses images d’Epinal dans une mascarade au message simple mais fort, qui laisse pantois, et qui ne fait pas seulement applaudir debout le public alors présent, non : il lui fait dire merci.

Le saviez-vous ? Sur le cénotaphe du Parc de la Paix à Hiroshima figure cette phrase : « Que toutes les âmes ici reposent en paix, cette faute ne saurait être répétée. »


Ils n’ont rien vu… de Thomas Lebrun
Voir le calendrier de tournée : ccntours.com

vu à :
Théâtre Olympia, Tours
photographie :
Frédéric Iovino