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La Question

de Henri Alleg, mis en scène par Laurent Meinanger

Un cri d'humanité sur les planches : La Question sublimée par Stanislas Nordey

Dans le silence tendu d’une salle obscure, là où les battements de cœur deviennent un second souffle, un homme s’avance, seul. Sa silhouette, frêle mais indomptable, traverse le plateau nu comme si elle portait en elle le poids de toutes les douleurs, de tous les combats, de toutes les vérités refoulées. Stanislas Nordey, habité par l’urgence d’un témoignage, prête son souffle et son âme aux mots glaçants d’Henri Alleg dans La Question. Ce texte, tranchant comme le scalpel de l’Histoire, dissèque l’indicible sans jamais sombrer dans le pathos.  

La mise en scène de Laurent Meininger fait le choix de l’épure, laissant toute la place à la puissance brute du récit. Sur un sol noir, réfléchissant comme un miroir brisé, Nordey devient tour à tour témoin, survivant, bourreau, et mémoire vivante. Derrière lui, deux rideaux tissés, fragiles et mouvants, semblent respirer au rythme du texte, palpiter sous l’assaut des souvenirs. La lumière, tantôt crue, tantôt évanescente, sculpte chaque mot, chaque geste, chaque silence. Rien n’est superflu, tout est au service de cette parole dense, coupante, essentielle.  

Un théâtre de la vérité  

À travers cette incarnation magistrale, Nordey ne joue pas Alleg : il le fait résonner, comme une cloche que l’on frappe pour réveiller les consciences endormies. Le spectateur est happé, dépossédé de son confort moral, confronté à l’atrocité méthodique de la torture et à la résilience inébranlable d’un homme. Les descriptions chirurgicales des sévices – électrodes, noyades simulées, coups répétés – atteignent l’insoutenable, mais jamais l’indécence. À chaque mot, le spectateur vacille, éprouve cette humanité bafouée, cette dignité arrachée et pourtant miraculeusement préservée.  

Nordey, comme un funambule, avance sur une ligne de crête, toujours sur le fil de l’émotion contenue. Sa diction, précise et implacable, ne cherche pas à séduire mais à frapper. Chaque phrase d’Alleg devient un uppercut, un appel vibrant à la vigilance. À travers ce texte écrit dans une cellule, sur des fragments de papier toilette, ce sont des générations de torturés, de disparus, de résistants que l’acteur ressuscite.  

Un choc salutaire  

La Question n’est pas un spectacle qui laisse indemne. C’est un rappel brut, déchirant, de ce que l’humanité peut avoir de plus abject, mais aussi de plus admirable. Alleg, ce rescapé qui a choisi de témoigner pour les disparus, livre ici bien plus qu’un cri de douleur : il offre un acte de résistance universel. Et Nordey, dans cette interprétation d’une intensité rare, devient son messager, un passeur de mémoire qui transforme chaque spectateur en témoin.  

Il faut saluer l’audace et l’intelligence de Laurent Meininger, qui parvient à inscrire cette œuvre dans une actualité brûlante, sans jamais forcer le trait. Car si ce texte parle des exactions d’un autre temps, il résonne comme un écho douloureux à toutes les guerres, à toutes les oppressions, à toutes les formes de déshumanisation encore à l’œuvre aujourd’hui.  

En quittant la salle, le cœur serré et les tempes battantes, on comprend que La Question n’est pas simplement une pièce de théâtre. C’est une piqûre de rappel, une mise en garde, une main tendue à l’histoire pour ne pas sombrer à nouveau dans les ténèbres. Et c’est, enfin, une ode déchirante à la dignité humaine, portée avec une grâce infinie par Stanislas Nordey. À voir, à écouter, à méditer. Absolument.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
Théâtre de la Concorde, Paris
photographie :
Jean-Louis Fernandez