22 castors front contre front
Gaëlle Bourges / Mickaël Phelippeau / Marlene Saldana & Jonathan Drillet
Exulter.
La Culture n’est pas morte, elle vit en souterrain. A Poitiers, le grand rendez-vous qu’est le festival A Corps se tient en ce moment, pour une survie des œuvres, un espoir pour demain, une (re)connexion à l’art. Cette année, un rendez-vous en particulier est venu toucher juste : une multicréation avec 22 danseurs.
Par Charles A. Catherine
En cette fin mars ensoleillée, le Théâtre Auditorium de Poitiers (TAP) est, comme près d’une centaine de lieux culturels en France, occupé par un collectif qui s’inquiète du traitement fait à la Culture par le gouvernement, dans une pensée plus large, inquiète – sécuritarisme, précarisation, tensions culturelles.
Dans un combat parallèle, l’équipe du TAP s’active à donner corps et vie à cette même Culture en adaptant et resserrant son festival iconique, A Corps. Annulé en 2020 pour la raison que vous connaissez, le TAP a choisi, cette année, de jouer les pièces devant un parterre de professionnels, pour que les œuvres n’aient pas été créées pour rien, pour qu’elles soient vues afin d’être jouées devant vous la saison prochaine – pour qu’elles vivent, donc. Au programme, des pièces en salle, réservées aux professionnels (l’hypnotique Soirée d’étude de Cassiel Gaube, le séduisant Douce dame de Lucie Augeai et David Gernez, le percutant Au delà, vu d’ici de La Cavale, l’ensorcelant I’m a bruja d’Annabel Guérédrat, le puissant Forward d’Edouard Hue). Mais parce qu’il n’était pas question de rompre le contact avec le public, le TAP a aussi opté pour la diffusion de pièces en ligne : l’entêtant Farmer train swirl – Etude de Cassiel Gaube, le lumineux D’après nature de la Tierce, les courts-métrages de la 3e Scène / Opéra de Paris, mais aussi des tables rondes, des ateliers de danse, des vidéos en ville (le détail ici)… Et, fleuron du festival : les pièces dansées par des étudiants de l’université de Poitiers sous la direction de chorégraphes renommés.
L’exercice en est un beau : en collaboration avec l’Université de Poitiers, le Groupe de Recherche Chorégraphique, constitué d’une vingtaine d’étudiants de toutes disciplines, travaille chaque année avec un chorégraphe de la programmation du festival. L’occasion non pas de seulement connecter amateurs et professionnels, mais bien de plonger les individus dans la richesse de la création : une école du spectateur pour faire vivre la danse sur scène par le corps, par l’expérience. Cette année, le chorégraphe est un metteur en scène, Thomas Ferrand. Habitué à travailler avec les danseurs, il propose Ronces, une pièce où l’on plonge dans la faune et la flore, cet environnement que l’on délaisse, que l’on oublie, mais avec lequel on tisse un lien parfois surprenant.
Parce qu’année après année ces créations semi-professionnelles sont riches en émotion pour les danseurs, pour les chorégraphes et pour le public, certains anciens chorégraphes ont eu envie de pousser l’aventure plus loin, de garder leur œuvre éphémère en vie. Gaëlle Bourges, invitée en 2016, Mickaël Phelippeau, invité en 2017 et le duo Jonathan Drillet & Marlène Saldana, invités en 2018, ont eu envie de rejouer leur pièce, de revivre l’expérience, mais aussi de fusionner leurs univers : ils ont ainsi mêlé leurs pièces Front contre front (2016), 22 (2017) et Castors (puisque tout est fini) (2018) pour un rendez-vous puissant, exalté, exaltant : 22 castors front contre front.
Comment unir trois pièces de 30 minutes en une seule ?
Avec Front contre front, Gaëlle Bourges avait poursuivi son travail de mise en scène actuelle de la représentation ancienne des corps, en s’appuyant ici sur le chapiteau de la Dispute, une œuvre sculptée du XIe siècle, présentée au musée Sainte-Croix de Poitiers. Les 22 étudiants s’étaient emparés du concept du Moyen-Âge et de sa riche imagerie, pour une œuvre aussi sensuelle qu’intense, orale, morale, intellectuelle et physique.
Avec 22, Mickaël Phelippeau avait lui aussi mis son esthétique personnelle au cœur de sa pièce, en signant un portrait de chaque danseur, mais aussi du groupe dans son ensemble – avec sa célèbre signature jaune. En résulte une mise en valeur des qualités physiques et gestuelles de chacun·e, pour un défilé fou et exalté, tout en traversées, en rituels de groupe, en jeans et baskets, des corps d’aujourd’hui, tous tournés vers demain, tou·te·s étudiant·e·s qu’ils sont.
Avec Castors, Marlène Saldana et Jonathan Drillet ont plongé les étudiants dans la science-fiction : ils ont anthropomorphisé les castors, nous proposant de jeter sur eux l’œil du documentaire, du zoologiste, du touriste à la découverte du milieu naturel, du spectateur curieux et amusé. Une expérience poussée très loin dans le corps et le mental des danseurs, qui révèle une saisissante profondeur d’interprétation.
Trois pièces en une, alors ? En détricotant les enchaînements originaux, les quatre chorégraphes ont tissé des correspondances et des jonctions entre leurs pièces. Les curieux castors observés de l’extérieur révèlent leurs natures profondes sans masques, explorent leur société, leurs désirs, leurs histoires, leurs énergies, leurs individualités, et deviennent des métaphores de l’humanité. Bâtisseurs, jouisseurs, anxieux, révoltés, affirmés, collaborant et s’affrontant, obscurs et lumineux, les vingt-deux corps juvéniles racontent la nuit des temps et l’avenir, avec le recul de l’humour et du décalage. Les quatre chorégraphes impriment leur marque sur le mouvement et la mise en scène, bien entendu, mais aussi sur un magnifique travail de lumières, qui évoquent la nature ici, les nightclubs là, dessinent la Grande Ourse et nimbent la nudité là. Au final, le spectacle patchwork laisse une profonde sensation de satisfaction devant un tel travail scénique, ce mille-feuilles chorégraphique, ce dix-spectacles-en-un, et s’il n’en reste qu’un, nous aimerions celui-là.
La Culture n’est pas morte, elle a encore de beaux jours devant elle… quand les théâtres auront rouvert.
Le spectacle est disponible en ligne, jusqu’au 11 avril 2021
> voir le spectacle <
Le festival A Corps : festivalacorps.com