Programme Cunningham / Gutierrez
Ballet de Lorraine - CCN
correspondances.
Le centenaire de sa naissance et le dixième anniversaire de sa disparition sont l’occasion de célébrer Merce Cunningham comme il se doit : de Montpellier Danse cet été au Festival d’Automne à Paris cet automne, il est question du maître partout, jusque dans un documentaire, Cunningham, dont la sortie en salles est prévue le 1er janvier prochain. Historiens, institutionnels, journalistes, chorégraphes : tous saluent la carrière de l’Américain qui révolutionna la danse moderne, tous s’emparent d’une façon ou d’une autre de son œuvre… La question restant entière, tant peu se risquent à l’analyse : pour en faire quoi ?
Le danser, bien entendu. Les hommages ont fleuri partout, institutions et grandes compagnies, même celles qui l’ont évité jusqu’ici – à l’instar du Royal Ballet (Londres), qui dansera du Cunningham pour la première fois en 2020-21. La France n’a pas été en reste, du CNDC dirigé par Robert Swinston – qui dansa pour le maître – aux danseurs du CNSMDP emmenés par Cédric Andrieux – qui dansa aussi pour le maître – en passant par le Ballet de Lorraine, co-dirigé par Thomas Caley – qui, lui aussi… Bref, une famille célébrant son patriarche, tous évoquant sa démarche visionnaire, son rapport à la création, et à quel point il fut, à juste titre, un des pères fondateurs de la danse contemporaine.
Penchons-nous un instant sur le programme proposé par le Ballet de Lorraine à la MC93 (Bobigny) lors du Festival d’Automne à Paris : d’abord, Rainforest, de Cunningham, puis Cela nous concerne tous, de Miguel Gutierrez. La première aligne 6 danseurs en justaucorps chair au milieu de coussins argentés gonflés à l’hélium, pour 20 minutes d’une évocation d’un monde épuré, animal, suspendu, qui s’amuse clairement à détourner les codes de la gestuelle classique ; la seconde mélange 21 danseurs dans une furie qui s’émancipe du formalisme, appelle l’énergie brute, explose le cadre de scène, scandant messages politiques et émotionnels avec un impact inouï. La seconde ringardise la première autant que la première révèle l’errance de la seconde : un alliage audacieux qui n’est pas sans causer de profondes remises en question de ce qu’est la danse, de sa destinée, de ce qu’elle sert. Une révolution esthétique d’un côté, une rébellion éthique de l’autre ? En tout cas, danser est un investissement complet – physique et mental – et toute résistance à l’un ou à l’autre se voit immédiatement, à l’instar du Rambert Event à la Grande Halle de la Villette, qui semble avoir laissé certains collègues sur leur faim.
A contrario, les danseurs du Ballet de Lorraine ont montré leur incroyable qualité d’interprètes. Tenus, maintenus, soutenus dans le Cunningham, lâchés, libérés, délurés dans le Gutierrez. Ils incarnent même tellement la pudeur, l’élégance, l’éducation plus guindée des baby boomers, que les voir soudain tordus, impudiques, abandonnés comme dans une rave, coupe littéralement toute idée reçue sur les danseurs, indépendants de l’origine du propos qu’ils incarnent pourtant de toute leur sensibilité, de tout leur corps. De quoi saluer encore l’intelligence de Petter Jacobsson et Thomas Caley qui, en proposant un tel programme, mettent encore une fois l’excellence de leurs danseurs en avant – comme le programme Plaisirs inconnus l’avait fait auparavant. Sans star system, mais avec punch et ravissement.
Et Cunningham, dans tout ça ? Si l’on en croit cette soirée, il s’inscrit comme un jalon incontournable, ayant entraîné la danse dans son sillage, dans sa révolution… et dont on souligne délicatement aujourd’hui le petit parfum de naphtaline. Son Rainforest, ahurissant de modernité lors de sa création (1968), apparaît en effet, pour l’œil d’aujourd’hui, comme le summum du classicisme de la danse contemporaine… Ainsi va l’art, entre goût pour le patrimoine et inextinguible soif de « nouveauté ».
Charles A. Catherine
Rainforest de Merce Cunningham
This concerns us all de Miguel Gutierrez
par le Ballet de Lorraine, dir. Petter Jacobssen