Ballroom Online

nos corps vivants

Arthur Pérole

maelström

Chez certain·e·s chorégraphes, une seule idée nous vient une fois qu’on a rencontré l’artiste et l’œuvre : ne plus les lâcher. Arthur Pérole en fait partie. Après l’éxubérance de Ballroom (2019), grande fête chorégraphiée qui trahissait le besoin de franchir toutes les limites après les attentats de 2015, il revient en 2021 avec Nos corps vivants, pour un autre besoin suite à une autre blessure.
Par Charles A. Catherine


Une petite scène carrée au milieu des spectateurs, dispatchés sur des chaises dans toute la salle, une table de mixage dans un coin, le tout baignant dans une obscure clarté et le son de témoignages mêlés, parlant sans colère d’injonctions comportementales, de sexisme, de racisme, de règles communes, de rationalisme…  Et lui, Arthur Pérole, attendant amusé que la soirée commence, en baskets noires, jogging moiré et blouson de poils – tout droit tiré de nos années 90.

« Je souhaite donner au corps de la chair et de la sensualité pour laisser jaillir l’essence d’une émotion. » écrit-il en note d’intention. Durant le confinement du printemps 2020, il s’est retrouvé, comme beaucoup d’artistes, à devoir attendre la réouverture des théâtres, et à s’occuper comme il a pu : il a participé au projet Au creux de l’oreille du Théâtre National de la Colline, consistant à appeler des inconnus au téléphone pour leur lire des poèmes, des chansons, des textes. Il en a retenu le bouleversement qui naissait chez les appelés face à cet acte gratuit, entrer en contact pour créer l’émotion. Le besoin et le plaisir du contact.

Besoin et plaisir. Nos corps vivants relève de cela. Retirant son blouson, il révèle un débardeur à paillettes, et monte sur la scène : la fête peut commencer. Mais à l’antithèse de Ballroom, sa pièce précédente, c’est une fête à l’aune de sa scène : pour une seule personne. Alors il danse, sur un vrombissement qui étouffe lentement les témoignages. Il tourne et tourne et tourne, et attrape et serre et jette, et touche et caresse et tremble… Les muscles tendus, le mouvement intense, les yeux clos, il sourit : il ondule dans l’extase de sa danse. Du plaisir pour soi, il glisse dans la frustration de sa contrainte : tout son corps trahit peu à peu son envie de gestes plus grands, d’occuper tout l’espace, d’entrer en contact avec d’autres corps, de regards et de mots échangés, sur des musiques qui varient comme l’on change de station de radio : baroque, électro, boîte à musique, hard rock… A qui sourit-il ? A qui grimace-t-il ? Qui regarde-t-il, qui caresse-t-il, qui séduit-il ? Dans la pénombre où il est plongé, le public reste impassible. Ce qui n’était qu’un plaisir personnel devient une tragédie collective : nos isolements nous étouffent. S’arrêtant soudain tel une statue grecque, offert à la lumière, il savoure l’instant, la nuit tombe, Blue moon résonne. Puis il repart, s’affranchit enfin de la frontière et passe à travers les spectateurs, pris d’étourdissants frissonnements, de gestes, de conversations, de regards coupés dans leur élan, sa recherche de contact, de séduction, toujours plus grande, se heurte aux bras croisés des spectateurs assis, à l’indifférence des garçons qu’il harcèle presque, et rentrant dans une phase maniaque, laisse sortir la diva en lui, dans son blouson de fourrure, un bouquet à la main, chantant Message personnel de Françoise Hardy, faisant ses adieux, dans le dernier rai de lumière qui ne cesse de lui échapper, bref : la frénésie du contact le pousse dans ses retranchements, dans ses excès, dans la lumineuse aura de l’artiste.
Il y a quelque chose de fort dans l’instant qui passe, durant cette pièce. Une épaisseur, une chaleur. Est-on en club, dans un cabaret ? Peu importe : sans que l’on y prête attention, Arthur Pérole nous a déjà happé dans son maelström émotionnel, et ne nous relâche que d’un sourire et d’un regard public.

Par l’appropriation que le spectateur se fait du corps d’Arthur Pérole, Nos corps vivants est un spectacle cathartique, où s’incarnent nos frustrations, nos besoins de l’autre et d’exulter avec lui, et leur impossible satisfaction.
Avec du recul, on réalise aussi la violence de l’enfermement et de l’interdiction de contact. La contrainte physique et mentale. L’absurdité qui nous envahit, la fragilité de nos équilibres. Ou du moins, celle de ceux pour qui l’altérité est une nécessité quotidienne.
Un spectacle qui mériterait d’être revu quand le trauma collectif du Covid-19 aura disparu – fût-ce possible – pour voir s’il résonne toujours autant.


Nos corps vivants, d’Arthur Pérole
Voir le calendrier de tournée : compagnief.fr

vu à :
Théâtre de Vanves
photographie :
Nina-Flore Hernandez