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Nijinska / Voilà la femme

Dominique Brun

Evènement

Certaines situations ne peuvent pas attendre que le gouvernement se décide à rouvrir les théâtres : de grands enjeux sont parfois à l’œuvre.

Si l’on peut facilement faire preuve de sa culture littéraire, cinéma, musicale ou artistique, c’est sans doute grâce à la facilité de l’accès aux œuvres, à la facilité de reproduction de leurs supports, au faible coût de ces supports. Quid du spectacle vivant ? La mémoire des grandes mises en scène, des grands concerts, des grandes chorégraphies est difficile à transmettre – il faudrait que les pièces jouent éternellement, et qui peut s’en targuer, sinon La cantatrice chauve, d’Ionesco ? Alors la culture théâtrale ou chorégraphique, c’est plus difficile.

Aussi, quand une chorégraphe comme Dominique Brun travaille durant des décennies à créer des partitions de grandes pièces – car on peut noter les pas d’une danse comme une partition, ça s’appelle la notation – et à en remonter d’autres à partir de partitions anciennes, chacun de ses travaux est un événement, rien qu’au titre du précieux répertoire. Valeska Gert, Kurt Jooss, Doris Humphrey, Mary Wigman, Vaslav Nijinski – si ces noms vous sont étrangers, voilà mon propos sur la culture chorégraphique étayé – ont été au cœur du travail de la chorégraphe depuis trente ans.

A l’issue d’un triptyque autour de Nijinski avec l’ensemble Les Siècles (dir. François-Xavier Roth), la voici à s’emparer du travail de la sœur, Bronislava Nijinska (1891-1972), qui sortit de l’ombre de son frère pour marquer l’histoire de la danse, notamment en créant les Noces (1923) sur la musique de Stravinsky, ou le Boléro (1928) sur la musique de Ravel. Elle s’entoure de l’ensemble vocal Aedes (dir. Mathieu Romano) et de l’orchestre Les Siècles, pour recréer les chorégraphies originales et réinventer une vision, un imaginaire, une époque.

Un événement parce que Brun fait revivre un répertoire vieux de près d’un siècle ? Sans doute, mais aussi parce que la qualité promettait d’être au rendez-vous. Les partenaires ne s’y sont pas trompés : pour financer la création, près d’une vingtaine de structures de tout le pays ont mis la main à la poche. Scènes nationales, centres chorégraphiques nationaux, théâtres municipaux, cités musicales, fondations de mécènes, sans oublier les institutions publiques (Etat, département, région…) ni les sociétés de droits : une convergence qui ne peut être qu’à la hauteur d’un événement.

Il faut dire que l’événement a lieu, sur scène : 22 danseurs, 22 chanteurs, 5 musiciens – un score que l’on obtient rarement hors des maisons d’opéra. Le programme est riche : les Noces en mode choral suivi du Boléro en solo, basés sur d’intenses recherches historiques menées avec Sophie Jocotot. Mais était-ce un événement, au delà de ces considérations ?

Dans une mise en scène très référencée, où affleure plus d’une fois la mode et la photographie de l’Art Moderne, Les Noces racontent un mariage au village, habillé de gestuelles russes, de rituels païens, mettant en lumière la force et la violence des femmes et des hommes dans ces grandes fêtes aussi symboliques qu’intimes. Les musiciens sont au fond, au milieu, encadrés par les chœurs – les femmes à jardin, les hommes à cour. De toutes les couleurs, les danseurs devant eux prennent la pose, comme un carnaval joyeux, mais figé, peint. Une figure neutre circule entre eux, doucement, prend la place d’une danseuse, et voici que toutes les femmes s’enfuient, les hommes suivent peu après, et la figure dénudée et rhabillée par la foule devient soudain la Femme : la cérémonie peut commencer, alternant danses des femmes, danses des hommes, genrées, puissantes, et danses où tous les corps se retrouvent pour des compositions narratives et des rondes homériques, saccadées ici, fluides là. Avec un travail précis du geste (les frappés sur pointes, les tressages, les poings fermés) et des placements (tout en symétries et lignes géométriques), Dominique Brun reprend le travail de Bronislava Nijinska avec finesse, prenant autant soin de déjouer l’écriture musicale de Stravinsky – sublimement réinterprétée par chœurs et musiciens – que de traduire son discours profondément féministe inclus dans un cadre historique clair. Ponctuant la narration de « tableaux vivants » inspirés de la Renaissance flamande, aussi délicatement amenés qu’ils sont riches de sens dans cette pastorale fiévreuse, Brun prend le temps de raconter en même temps une histoire, une période et un combat. La pièce égrène ses scènes, ses gestes, ses symboles, pas à pas, captant l’attention du spectateur. L’effet de groupe est intense, formidable, réjouissant, et les danseurs font voyager l’œuvre dans nos imaginaires d’aujourd’hui, délivrant un message mystique et drôle à la fois. Lorsque les lumières s’éteignent, l’ovation est totale.

Le temps d’un changement de plateau, exit le groupe, apparaît une scène surélevée de bois, où l’on attend Un boléro, dansé par le performer François Chaignaud, qui l’a coécrit avec Dominique Brun. La silhouette gracile du garçon, glabre, aux longs cheveux blonds et bouclés, entre comme une danseuse flamenco, conquérante, s’empare de la scène, dans une grande jupe de tulles multicolores suspendue par de fines bretelles. Dans une androgynie parfaite, convoquant des figures de tous les genres, Chaignaud incarne autant un monstre mythologique, entre le lion et la licorne, qu’une créature merveilleuse mi-homme mi-oiseau. Si la figure fascine à mesure que la musique de Ravel, adaptée pour voix et orchestre réduit, prend de l’ampleur, la proposition s’effiloche petit à petit, le vocabulaire du danseur semblant sauter sans nuance du flamenco fiévreux au bûto grimaçant, comme si, pris dans un Boléro incantatoire, il sombrait dans la folie. Alors que les dernières mesures tonitruent, l’on s’interroge sur la puissance de la prestation. Une fois dans le noir, on est certain qu’elle fera date.

L’événement était donc au rendez-vous : Dominique Brun, fidèle à son exigence, à son travail, à sa sensibilité, a rendu à Nijinska tout l’éclat que cette période de silence réclamait.


Voir le calendrier de tournée :
www.lesporteursdombre.fr

vu à :
Théâtre National de Chaillot
photographie :
Laurent Paillier
Laurent Philippe