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Le festival POUCE ! 2021 ne déroge pas à ses ambitions !

Lise Saladain, La Manufacture CDCN, Bordeaux

De l'obligation de se réinventer.

Au Carré-Colonnes, théâtre de Saint-Médard-en-Jalles dans le Bordelais, le Centre de Développement Chorégraphique National (CDCN) basé à la Manufacture (Bordeaux) débutait hier mardi 26 janvier la 10e édition de son festival « Pouce ! » dédié à la création chorégraphique pour le jeune public. De la danse pour les enfants ? La belle affaire. Et pourtant, le jeune public reste un des derniers bastions de représentations en conditions réelles pour les artistes, les publics et les professionnels.
Par Charles A. Catherine


Le grand public n’a plus le droit qu’aux visios, livestreams et autres directs en ligne. Les artistes sont désemparés, entre annulations et représentations pour internet, sans public, à froid. Les théâtres sont fermés. La Culture semble hiberner. Si les salles sont interdites au grand public, les décrets gouvernementaux en lien avec la crise sanitaire ont laissé deux possibilités pour que le spectacle ait lieu : les visionnages professionnels, réservés à la presse et aux responsables de programmation des théâtres, pour faire leurs choix pour les saisons suivantes, et les représentations scolaires, les enfants étant, comme l’ont annoncé les ministres de l’Education Nationale et de la Santé, moins sujets aux contaminations… Tant mieux pour les théâtres et les artistes : le jeune public peut donc sauver le spectacle vivant, avec moult aménagements, précautions et directives.

« Tous les jours il y a des obstacles, tous les jours il y a des transformations ! » nous dit Lise Saladain, directrice déléguée de la Manufacture CDCN. Cette année, le festival prévoyait 7 représentations publiques et 6 représentations scolaires dans 7 lieux différents de l’agglomération bordelaise. Mais voilà : les théâtres sont fermés. Pas de souci : « POUCE ! se transforme et se dédie entièrement aux écolier·ère·s, collégien·ne·s et lycéen·ne·s pour cette édition ! » lit-on dans toute leur communication. En accord avec les artistes, le CDCN a choisi de n’annuler aucune représentation, mais, respectant l’interdiction de brassage des populations, n’ouvrira les théâtres qu’aux représentations scolaires. « Pour éviter tout brassage, nous avons fait en sorte que chaque représentation n’ait lieu qu’avec un seul groupe : les artistes jouent devant des élèves venant d’un seul établissement, parfois ce n’est qu’une seule classe ! » explique Lise Saladain. « Point positif : cela permet une écoute plus précise, une connexion plus grande entre les élèves et les artistes. » Pour éviter le contact entre élèves d’établissements différents, il a fallu les redistribuer sur les représentations publiques, évitant leur annulation. Non sans mal, au vu de l’instabilité de la décision politique : « Les récents décrets gouvernementaux autorisent certaines salles polyvalentes, souvent municipales, peuvent accueillir des scolaires pour des activités artistiques : nous allions ainsi présenter MU, de Marion Muzac, à deux classes de deux établissements différents, avec un protocole très strict pour éviter tout contact, tout mélange : deux entrées distinctes, avec horaires d’entrée et de sortie, circulation cadrée, distanciation entre les groupes, masques, gel hydroalcoolique, pas de journalistes, de professionnels ou même de techniciens dans la salle : tout était millimétré, et validé par le rectorat, l’académie, la préfecture… avant qu’ils reviennent dessus et invalident tout. Alors il n’y aura qu’une seule classe devant le spectacle. » Des revirements coûteux en temps et en énergie pour toutes les équipes.

Interdit de grand public, le festival a donc dû se réinventer : le CDCN y a vu l’opportunité de développer d’autres éléments, d’étoffer son action, et cela s’est fait à destination des élèves, de la maternelle au lycée, avec des programmes d’enseignement artistique et culturel (EAC) sur mesure, pour chaque spectacle, pour chaque établissement, en concertation totale entre les différentes parties… non sans certaines difficultés : « Lou, la pièce de Mickaël Phelippeau, se jouera comme prévu au Bois-Fleuri, à Lormont, devant des élèves, mais aussi dans un collège de la ville, en intégralité : nous avons transformé une représentation publique en scolaire in situ. A l’exception des lumières, la pièce sera inchangée. La pièce devait aussi être donnée à Carcans, dans un gymnase, mais la municipalité n’a finalement pas autorisé l’accès au gymnase – nous ne l’avons appris que vendredi… A la place, le spectacle ira directement en classes, sous forme de conférence dansée menée par la danseuse du spectacle, Lou Cantor, et la chorégraphe Béatrice Massin, qui lui a transmis la technique baroque. Lou sera donc joué en intégralité, en théâtre et à l’école, et sous forme de geste artistique. De la même façon, Sylvain Riéjou devait jouer sa pièce Mieux vaut partir d’un cliché que d’y arriver dans un gymnase, mais la municipalité ayant finalement refusé, il proposera un laboratoire improvisé autour de sa pièce directement en classe. » En redistribuant ses cartes, le festival donnera donc en tout 24 séances au lieu des 13 prévues initialement, dans 14 lieux différents, au lieu de 6 : la contrainte est toujours un bon cadre d’expérimentation créative. Mais à quel prix ?

“Ne pas déroger à nos ambitions, mais comment faire ?”

Si les prestations ont changé, les artistes seront payés comme prévu : « Nous n’avons pas modifié les tarifs. Les conditions techniques ayant changé, nous avons pu faire des économies sur certaines prestations techniques – les lumières, notamment – qui nous permis d’ajouter des compléments financiers pour les gestes artistiques supplémentaires. Le surcoût total n’est pas encore tout à fait évalué, mais les dépassements sont négociés gré à gré avec les artistes et les partenaires financiers : nous dépensons ce qu’il faut, à l’économie. »

Vous aviez prévu d’emmener vos petits-enfants voir des spectacles du festival ? Ce n’est plus possible. Le grand public est-il donc le seul lésé de cette affaire ? « S’ils ne peuvent plus assister aux spectacles, nous avons développé pour les spectateurs un programme de culture chorégraphique en ligne : il n’était pas question de diffuser des spectacles en ligne, nous préférons le réel. Lors du premier confinement, nous avions eu l’idée de concocter des formats nouveaux : les Danse On Air» En janvier, le thème est la postmodern dance des années 60 : les spectateurs peuvent profiter d’un podcast, d’une playlist vidéo sur Numéridanse, d’un article commandé à Claude Sorin sur l’archive sonore, d’un workshop en ligne sur le travail de Trisha Brown, de cours de danse, de conseils lecture,… un programme complet. « Nous nous demandons toutefois si les gens maîtrisent bien l’outil numérique, alors nous avons opté pour la variété des contenus, des formats, et en deux clics, chacun peut voyager dans l’univers chorégraphique, et le pratiquer chez soi, avec des rendez-vous qui permettent de garder le contact entre les artistes et le corps des spectateurs. »

Ne craignent-ils pas de perdre leur grand public ? « Si nous travaillons le numérique comme un outil pour conserver le lien avec notre public, nous le pensons aussi comme moyen de l’élargir, de toucher d’autres personnes, avec la promesse de nous retrouver bientôt en chair et en os. » Lors du déconfinement du printemps dernier, ils n’avaient pas encaissé de perte majeure de fréquentation, et avaient développé un « apéro des voisins » qui visait à aller à la rencontre du public alentour, dans un rapport territorial transformé, pour plus de complicité localement. « Nous avions accueilli les gens du quartier en petits groupes, et leur avions fait découvrir les différents espaces de la Manufacture avec le concours de plusieurs artistes, des performances, des rencontres. Nous voulons que les gens puissent s’approprier ou se réapproprier le lieu, pour qu’il reste pérenne dans leur esprit, qu’ils aient envie d’y revenir dès que la situation sanitaire le permettra. »

En se réinventant, POUCE ! semble s’être sauvé : les 30 artistes prévus pourront jouer, les 35 classes prévues pourront voir les spectacles, et bénéficier d’action culturelles personnalisées. Le grand public peut aussi bénéficier de ses rendez-vous en ligne. Le tout, dans une concertation totale avec les autorités, les partenaires fidèles, les artistes heureux de rencontrer le public, avec quelques surcoûts, mais sans résoudre la réelle question posée par la situation, et qui soulève débats et indignations de tous : la Culture est-elle non-essentielle parce qu’inutile ? « Relisez La crise de la Culture d’Hannah Arendt ou l’entretien de Florian Gaîté » répond Lise Saladain : « c’est justement parce que l’œuvre d’art n’a pas d’utilité qu’elle est essentielle à l’être humain. »


POUCE !
Du 26 janvier au 02 février 2021
Le programme : lamanufacture-cdcn.org

Entretien avec :
Lise Saladain, directrice déléguée de la Manufacture, CDCN de Nouvelle-Aquitaine
Couverture :
"MU", de Marion Muzac © DR
Corps :
"Lou", de Mickaël Phelippeau © Hans Lucas
Pied de page :
"Epaulette" d'Alexander Vantournhout © Frédéric Iovino
Entretien réalisé en janvier 2021.