
Zonardes
LABO Compagnie

l’urgence contenue, ou la poétique à l’étroit
Il arrive que l’œuvre se confonde avec son contexte. Que le lieu de représentation imprime à la création un cadre si contraint, si signifiant, qu’il en modifie la nature même. Avec Zonarde, présenté au théâtre de La Croisée des Chemins, ce petit théâtre niché au pied des tours, c’est précisément cette friction entre espace et spectacle qui interroge.
Ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas ici de jeter le discrédit sur ce théâtre de poche, typique de ces lieux parisiens où l’on descend quelques marches, où le plafond tutoie la tête et où l’on découvre, après quelques contorsions pour éviter le pilier central, une scène minuscule, plus intime que noire. Bien au contraire. La Croisée des Chemins a ceci de rare qu’elle assume une localisation géographique et sociale forte : en pleine cité, entre béton, parkings et cages d’escalier. C’est une aventure en soi que de la trouver. Et c’est un bonheur, presque politique, d’y croiser une programmation accessible, vivante, populaire, à hauteur de spectateur·rice.
Mais voilà : si l’on admet que chaque théâtre a son ADN, sa vibration propre, alors il faut aussi reconnaître que tous les spectacles ne peuvent pas s’y poser de la même manière. L’adéquation entre le lieu et l’œuvre n’est pas un caprice bourgeois, mais une condition presque organique. Il est des spectacles qui réclament l’élévation d’un théâtre cathédrale, d’autres la frontalité d’une salle de patronage. Ici, Zonarde, spectacle de danse-théâtre exigeant, drôle et subtil, se retrouve comme en apnée dans un bocal trop étroit.
Car Zonarde, vu à travers ses vidéos en extérieur, sur le bitume ou dans un terrain vague, donne envie de respiration, de liberté, d’air autour du geste. Dans ce huis clos de 20 mètres carrés, il devient un exercice de haute voltige : maintenir l’énergie, la tension comique, la fluidité chorégraphique… tout en se cognant aux murs.
Et pourtant, le spectacle tient. Il tient même remarquablement. Grâce à l’intelligence de sa mise en scène et surtout à la virtuosité des interprètes, qui mêlent danse, clown, jeu burlesque et présence scénique avec une rigueur d’orfèvre. Pas de nez rouge ici, mais une mécanique comique implacable : onomatopées, silences délibérés, ruptures de rythme, désynchronisations volontaires… Tout est millimétré, sans jamais être figé. C’est une comédie au sens noble, qui connaît les lois du plateau, les effets de l’attente, le tempo d’une chute bien placée.
Le spectacle, adossé à un arbre de plastique en fond de scène, s’autorise une référence discrète mais savoureuse à En attendant Godot. Et pour les moins attentifs, on apprend vite que “Godu” serait dans la salle, à observer ces deux figures errantes. Beckett n’est pas là pour faire joli : il est là pour convoquer la condition humaine, dans sa version la plus nue. Solitude, attente, amitié, répétition, déchéance : tous les motifs du désespoir contemporain sont convoqués, mais à travers le filtre du rire, du grotesque, du dérisoire assumé. Et cela fonctionne. La salle, majoritairement composée d’enfants, exulte. Les plus jeunes rient aux gestes, les plus grands sourient aux intentions. Il y a là une universalité de langage scénique qui force le respect.
Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer. D’imaginer ce que deviendrait Zonarde sur un autre plateau. Plus vaste. Plus nu. Moins contraint. Là, les silences pourraient se dilater, les corps s’élancer. Là, la poésie, aujourd’hui comprimée, pourrait enfin s’étendre, se poser, respirer. Il y aurait plus de contemplation, moins d’urgence. Le spectacle pourrait sortir de sa coquille défensive pour déployer sa part onirique, celle qui affleure par moments mais que l’étroitesse du lieu empêche de s’épanouir.
Alors oui, malgré l’inconfort de l’espace, malgré la frustration d’un cadre si rigide, il faut aller voir Zonarde. Il faut y aller précisément parce que c’est là que ça se joue, tous les samedis à 15h. Et il faut peut-être y aller avec cette pensée en tête : que ce spectacle, comme ses interprètes, a appris à faire avec peu, à jouer dans le réel, à danser entre les murs. Que cette contrainte-là est peut-être le prolongement même de son propos. Et que, comme leurs personnages, les artistes nous montrent comment attendre Godu… sans cesser de jouer.
Thomas Adam-Garnung
