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Uprising / In Your Rooms

Hofesh Shechter

Allegro Canto

Coup double : avec l’entrée au répertoire de l’Opéra National de Paris de deux opus d’Hofesh Shechter, artiste israélien mais surtout citoyen du monde et musicien-chorégraphe de veine rock, c’est tout un univers de pensée, de vivacité, d’allant et de réflexion qui s’ouvre à nous. A commencer par Uprising – une pièce pour hommes, qui parle de la fraternité, de la sensibilité du sexe dit fort, mais sans en omettre les élans de violence, de conflit « humain, trop humain » cher à Nietzsche, qui se résolvent toutefois par des issues de réconciliation. Jamais, le chorégraphe qui a aussi conçu la musique de ce ballet pour des danseurs masculins n’oublie la part de sensibilité virile qui passe autant par le jeu de rôles que par une montée orchestrale du désir de paix, y compris dans l’aspect grégaire du mouvement. Un ballet court certes, mais dont l’intensité tient à la mesure des pas enlevés et, évidemment, à la qualité d’interprétation adaptée du corps de ballet de l’Opéra National de Paris. Tonitruant, tant gestuellement que dans la sonorité, c’est une véritable expérience de saturation esthétique, au sens où l’intuition a une longueur d’avance sur le concept. En effet, on comprend a posteriori ce qu’a voulu nous dire cet artiste – l’homme est tissé, certes, de volonté de puissance, mais également d’aspiration à la paix.

Suit In your rooms, où, aux interprètes masculins, se mêle un délicat florilège de danseuses du corps de ballet, dont la soliste Marion Barbeau, lumineuse et subtile. Ici, avec la partition live en hauteur cour du plateau, c’est à un rituel quasiment cosmopolite que nous invite Shechter. Dans le fond, qu’il soit israélien n’importe en rien dans ce ballet, à la limite. Rock, orientalisme musical, mais aussi virtuosité romantique dans le son, et lignes de fuite en alternance classiques et novatrices par leur brouillage de pistes entre amour et haine, empathie de couple et incompréhension radicale de l’Autre, ces éléments paradoxaux par excellence nous emportent vers le ravissement littéral. Sous le glacis sobre des costumes androgynes, c’est à la guerre des sexes que l’on assiste, mais de concert avec celle des extrémismes politiques et religieux – le tout étant de nous rappeler avec la finesse de l’humour de ne pas (plus ?) y céder. Leaders, obsession récurrente du pouvoir, tentation d’y obéir, désir de s’aimer sans passer par Autrui, tout cela est et doit être dépassé par le rappel que, précisément, nous ne sommes rien – autre nom du nihilisme – sans l’amour de l’Autre. Shechter n’a pas peur de nous le rappeler, parce que non seulement il n’enfonce pas de portes ouvertes, préférant nous faire réfléchir sur le statut de l’égoïsme fanatique sans trop nous guider, mais surtout car il entend nous mener par nous-mêmes à penser par le jugement esthétique (qui dit éthique) avant d’être moral. 

Voilà sans doute toute la réussite de ce diptyque qui enchante, montre la qualité de ce que signifie un corps de ballet, chacun étant mis en valeur sans qu’aucun ne soit davantage mis en avant qu’un autre. Energie, volonté de mouvement, délicatesse comme solution des secousses telluriques du combat, sont les ficelles rondement menées de cette soirée qui donne des ailes en notre ère maltraitée par l’oubli de l’autre. Une leçon de vie, et surtout pas de morale. Un moment de grâce, qui doit autant à l’appel du muezzin qu’au Talmud et, même, in fine, au Nouveau Testament : car on peut oser nommer Charité une telle ode artistique à la fraternité. Soit Allegro Canto, vivace et belle alternative à la renonciation à penser par soi-même.

Bérengère Alfort

vu à :
Opéra National de Paris, Palais Garnier
photographie :
Julien Benhamou