Programme Stravinski
Malandain Ballet Biarritz
ombres et lumières.
Par Bérengère Alfort
C’est toujours un bonheur de retrouver sur scène le travail du Malandain Ballet Biarritz – ses danseurs aux lignes déliées à même la force, leur lyrisme pudique à l’image de leur Directeur Artistique Thierry Malandain, ce je ne sais quoi de plus, entre Eros et Thanatos, cette fougue sous la grâce d’un glacis classique. Avec le programme consacré à Stravinski, il y a davantage qu’un hommage aux Ballets Russes. D’abord, Malandain reprend à son compte, en lui insufflant son style, L’oiseau de feu chorégraphié en son temps par Fokine. Ici, j’avoue avoir été comblée, au-dessus de mes attentes. On sait que notre homme, pétri de fantaisie au cœur même d’une certaine angoisse qui file la métaphore dans son œuvre, aurait pu nous emmener dans une arche – ce qu’il fait souvent par ailleurs, depuis notamment son Sang des étoiles – à la fois grave et enjoué. Il n’en est rien. Notre artiste traverse-t-il une période grise, bleutée, où l’ombre d’une nostalgie plane au-dessus des eaux, à l’instar de la Genèse ? Une Genèse, oui, mais qui serait œuvre au noir, reflet d’un monde perdu entre nihilisme et aspiration au salut. Des lignes claires de corps de ballet, un héros éponyme fulgurant mais retenu dans son élan, quelques clins d’œil, certes, mais il est plutôt l’heure de contempler que de se divertir. J’avais décelé chez l’artiste des accointances avec Augustin ; or, ici, de son aveu, il y a du François d’Assise, qui savait se faire obéir des loups pour qu’ils épargnent les oiseaux. Mais ne nous y trompons point : avec son Oiseau de feu, Malandain nous embarque, malgré une certaine mélancolie élégiaque des temps perdus, vers une résurrection, possible seulement par la beauté de la fluidité, de l’envol, de la blessure pansée par les soins d’une gestuelle délicate et sensuelle. Et je n’ai pas, mais pas du tout l’envie de rapporter cette remarque aux temps de pandémie que nous avons traversés. Malandain s’est brillamment exprimé sur ce point. Ici, c’est son art qui parle.
Autre opus, autre ton, autre chatoiement : Martin Harriague nous propose de le suivre dans sa version personnelle du Sacre du printemps. Le spectre de Nijinski est là, évidemment, mais comme replacé dans son nerf originel. J’ose dire qu’il s’agit ici d’une version rock du Sacre. Là où les danseurs du Malandain Ballet Biarritz étaient avant l’entracte plongés dans une ombre gracieuse, ils se retrouvent au cœur d’une guerre lumineuse avec le feu du désir, de la fièvre qu’il engendre, de son insomnie, à travers une mise en scène et en mouvement qui enflamme le plateau. Secousses telluriques, inquiétude et rapt, renaissance par le chaos, terre qui se met à trembler en nous sommant d’assouvir nos pulsions – tous les éléments de l’œuvre originale sont là, mais subtilement remaniés. Harriague réussit la gageure de faire du Sacre le sien, celui d’un mariage entre tradition néoclassique et culture actuelle de l’esprit rock. Après avoir été remuée en son temps par l’incipit glorieux de Siouxsie and the Banshees des notes les plus enlevées du Sacre pour démarrer son titre mythique Israël, je ne pensais pas pouvoir encore rencontrer union aussi organique entre Stravinski et l’essence du rock, à savoir le saut vers une révolte noué par le sublime. Alors, oui, il faut voir de concert ces deux volets du Malandain Ballet Biarritz, parce qu’ils nous font passer des zones d’ombre, mais gracieuses, à celles de la lumière, mais teintée d’urgence dramatique au sens strict. Oui, il le faut. Parce que ce programme est plus qu’une prise de risque – une visite de nos âmes, donc une réussite.