
Occupations
Séverine Chavrier

Dans le ventre de l'image, échographie d'une génération
Le dispositif est magnifique, ingénieux : un bifrontal sans que l’on voie les spectateurs en face, car entre nous il y a cet espace clos, ceint par ce qui ressemble aux étals d’un supermarché, aux rayonnages d’une bibliothèque. Les murs d’une drôle de cellule sur lesquels s’entassent des livres dans lesquels on peut piocher, des bidons de lessive ou des urnes cinéraires. Des murs comme pour préserver une certaine intimité à l’intérieur d’un studio avec toutes les commodités (WC, lavabo, aquarium…). Comme pour dire : il y a ce qui se passe en dedans et il y a ce qui affleure au dehors. Et l’en-dedans, on n’y a pas vraiment accès, ou alors en acceptant d’endosser le rôle de voyeur qui tente de regarder par le trou de la serrure, dans les interstices. Ce qui se laisse voir au dehors est projeté (la peau comme un écran) et, surtout, transformé, médiatisé, à force de filtres qui tantôt vieillissent les interprètes, tantôt les rajeunissent au point qu’on croirait avoir affaire à des enfants, tantôt les affublent d’étoiles qui scintillent, de lunettes rock, de petits cœurs qui volent. Bienvenue chez les Gen Z ! Enfin c’est ce que vous croyez, mais non : la musique (Massive Attack remixé par Portishead) signale l’âge de la metteuse en scène. Il y a là une tension qui ne quittera jamais la pièce. Deux générations qui se rencontrent. Enfin qui cohabitent. Qui se succèdent aussi.
Et c’est une pièce violente à laquelle on va assister, violente dans les sons, violente dans les images. Au bout de cinq à dix minutes, vous vous rendez compte que tout votre corps est tendu, bouffi de stress et d’angoisse, peut-être parce que vous êtes au premier rang. Ensuite vous avez peut-être cette envie de partir, très forte, parce que finalement vous voyez des images que vous n’aviez pas envie de voir, que vous ne vous attendiez pas à voir : la pornographie suggérée, les beuveries d’enterrement de vie de jeune fille, les mutilations à coups de cigarette, les veines ouvertes au-dessus de l’évier, les barbies qu’on noie comme si on opérait un féminicide. Alors bien sûr tout ça n’est pas clairement montré, il s’agit de suggestions comme nous l’avons dit, et peut-être finalement ça en dit plus sur vos angoisses que sur la pièce elle-même. Mais Séverine Chavrier joue avec cette violence. Et vous vous sentirez donc pris en otage. D’autant que la feuille de salle semblait promettre qu’on parlerait ici d’amour, et vous n’avez vu que de la sexualité, une sexualité capitaliste, de société de consommation. Et alors qu’on vous avait promis une révolution, vous n’avez vu que des échos de Godard, que des redites d’une pensée 68 bien rance et rabâchée, qui a produit justement cette marchandisation des corps, ce culte de la jouissance à tout prix et qui se trouve de fait discréditée aujourd’hui pour apporter des solutions. Tout cela semble être une dénonciation pêle-mêle, un fatras de pensées. Mais ne faites pas votre ouin-ouin.
Vous vous trompez, vous êtes en train de passer à côté de ce spectacle.
Dans la bande-son, il y a ce bruit des vagues qui vont et viennent, le ressac, la mer. Petit moment lacanien. Tout cela est in utero. Ce dispositif scénique est un ventre, une matrice. Et ce à quoi on assiste : une échographie. L’image est déformée, trouble. Il faut deviner. Parfois même espérer à partir de bribes d’images, de sons. Tout est sourd. On veut interpréter mais il y a si peu de signes et ils ne sont pas clairs. On ne peut même pas savoir s’il s’agira d’une fille ou d’un garçon. Et ça n’est pas bien grave. Alors il y a bien sûr, sur les murs-peau, projetées des phrases de Butler, Preciado et consorts, ce sont les mots qui accueillent dans ce monde, comme des bonnes fées au-dessus du berceau, mais par fragments, extraits, comme des présocratiques pour aujourd’hui. Et ils démontrent bien qu’on ne parle pas la même langue, eux et nous, cette génération et celle de Séverine Chavrier, la « maman » aimante de ce quatuor. Pourtant, à la toute fin, la cellule s’ouvre pour les laisser danser, pour les laisser investir le monde, qu’ils quittent le nid comme nos propres enfants. Et Occupations apparaît comme une pièce sensible sur la maternité aujourd’hui.
Et c’est précisément là que la pièce frappe juste. Dans ce retournement discret mais décisif qui transforme la violence en nécessité, la tension en passage, l’enfermement en seuil. Séverine Chavrier ne livre pas un spectacle confortable, elle livre une expérience. Une traversée. Un frottement brutal entre générations, entre corps, entre langues, entre visions du monde. On en sort secoué, peut-être désorienté, mais traversé par quelque chose de rare au théâtre aujourd’hui : le sentiment d’avoir assisté à une véritable mise en crise du regard. Occupations ne cherche pas à plaire, elle cherche à éprouver. Et pour cette raison même, elle mérite d’être vue, débattue, affrontée.


