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Exit Above

Anne Teresa de Keersmaeker

Traverser les tempêtes et vibrer ensemble

On entre dans Exit Above comme on entrerait dans une tempête de lumières, de sons et de gestes, balancés dans un souffle commun qui semble vouloir soulever le sol même. Le rideau ne s’écarte pas : il cède. Dès les premières minutes, le regard est happé par un immense voile blanc, léger comme une vapeur d’écume, emporté par le vent, suspendu au-dessus du plateau, que la danse transforme en paysage mouvant. Ce souffle inaugurant le spectacle annonce déjà la couleur : celle d’une création qui, au lieu de raconter, fait ressentir. Qui, plutôt que d’énoncer, invoque.

Car Exit Above, after the tempest n’adapte pas La Tempête de Shakespeare. Elle la souffle, la dissout, la métamorphose en flux sensoriel. On cherche Prospero, on croit deviner Ariel. Mais très vite, on comprend : le texte shakespearien n’est ici qu’un prétexte. Un réservoir symbolique dont il ne subsiste que les lignes de force : la disparition, le déluge, la réinvention. Le désir d’un monde nouveau. Et c’est là que réside l’une des grandes audaces du spectacle : délaisser les artifices narratifs pour embrasser pleinement les puissances du sensible.

Le plateau, marqué de cercles et de lignes multicolores, devient une carte émotionnelle. Les corps, pris dans des trajectoires souples, tracent des sentiers de lumière, se croisent, se cherchent, tournoient, se désagrègent, se retrouvent. Chaque mouvement semble naître d’une respiration commune. On marche, on court, on vibre. La marche, véritable moteur du geste, devient danse organique. Manière pour Anne Teresa De Keersmaeker de rappeler ce qu’elle proclame depuis toujours : “My walking is my dancing.”

Mais jamais cette démarche ne se fait minimaliste ou austère. Au contraire, Exit Above exulte. La scène se mue tour à tour en rêve électrique, en transe collective, en concert pop. L’énergie y circule comme une onde, de la voix à la guitare, des pieds au sol, du regard au silence. La chanteuse Meskerem Mees, véritable présence magnétique, irradie le plateau. Sa voix, limpide et profonde, transporte. Ses ballades blues, puisées aux racines du Mississipi, deviennent des incantations. On pense à Robert Johnson, bien sûr, mais aussi à toutes les voix de l’exil et de la mémoire.

La musique, omniprésente, compose une trame électrique où fusionnent blues, punk, house et éclats techno. Jean-Marie Aerts, à la composition, et Carlos Garbin à la guitare, épaulent ce travail d’orfèvre sonore où chaque pulsation semble s’ancrer dans la chair même des danseurs. Il ne s’agit pas ici d’accompagner le mouvement, mais de le provoquer, de le sculpter. Le plateau devient caisse de résonance, les corps tambours, la danse une pulsation commune.

L’effet est saisissant. Une énergie débordante, presque joyeusement anarchique, anime les onze jeunes interprètes. Tous différents, tous unis par une même fougue. L’un bondit dans les airs, l’autre s’effondre au sol, un troisième s’immobilise, le regard planté dans le nôtre. On croit voir une rave, une procession, une révolte. C’est un chœur, mais un chœur désorganisé, vivant, palpitant. Et cette anarchie apparente est en réalité une écriture millimétrée, signature reconnaissable entre toutes de la chorégraphe belge.

L’aspect visuel du spectacle est d’une beauté sidérante. Tout y est plasticité, tension, couleur. Le vent, la lumière, les voiles, les corps : chaque élément dialogue avec l’autre. Une scène particulière reste gravée : celle où un danseur tourbillonne sous un voile diaphane, tel un ange pris dans les remous de l’histoire. C’est l’« Angelus Novus » de Walter Benjamin rendu chair et souffle. Une allégorie incarnée de l’élan contrarié, du passé qui nous pousse et du futur qui résiste.

Dans ce chaos organisé, la joie affleure partout. Une joie presque primitive, enfantine, d’être ensemble, de vibrer à l’unisson. Une joie comme mode de résistance. Une joie contagieuse qui traverse la rampe et envahit la salle. On a envie de se lever, de taper des pieds, de chanter. C’est cette fête-là que nous offre Anne Teresa De Keersmaeker : un manifeste sensoriel pour l’urgence de la beauté. Pour la jeunesse. Pour le collectif. Pour la danse.

Exit Above n’est pas un spectacle qui se raconte, c’est une tempête qui se traverse. Il laisse une empreinte rétinienne et sonore durable. Il dépasse le champ chorégraphique pour rejoindre celui de l’expérience, de l’éveil. Et rappelle, avec une puissance rare, que la danse, lorsqu’elle se fait vibration, devient poésie en mouvement. Un souffle qui, loin de tout artifice, nous invite à marcher à nouveau. Vers l’autre. Vers demain.

A aller voir absolument.

 

Thomas Adam-Garnung

vu à :
MC93, Bobigny
photographie :
Anne Van Aerschot