
Everything That Happened and Would Happen
Heiner Goebbels

vestiges d'une utopie
Heiner Goebbels persiste à fabriquer des œuvres que l’on ne voit nulle part ailleurs : une musique irréductible aux cases (ondes fantomatiques, percussions telluriques, souffles qui n’accompagnent rien), un espace démesuré et la construction à vue d’un monde sans mode d’emploi. On assemble des cartes, on dresse des colonnes, on déplace des caisses comme sur un chantier d’utopies démolies. C’est beau parce que c’est fou, et fou parce que cela refuse obstinément le sens prémâché. On regarde l’Histoire se faire et se défaire comme on écoute une langue étrangère sans sous-titres.
Mais ce grand art de la disjonction a, aujourd’hui, un parfum de 1990 : collage postdramatique, flux non hiérarchisés, images « No comment », polyphonie d’éléments qui ne coïncident jamais. Il y a un plaisir patrimonial à retrouver cette grammaire (la majesté industrielle, la lenteur processuelle, la dramaturgie par strates) et, dans le même temps, l’impression que nous avons perdu la sensibilité pour la recevoir. Les séquences s’étirent, la disharmonie s’installe comme principe, l’énigme tourne au procédé. On se dit qu’il « faut » avoir vu au moins un Goebbels dans sa vie, surtout à l’heure où l’argent se raréfie pour le spectacle vivant, et pourtant, à qui cela parle-t-il encore, sinon à ceux qui ont connu l’euphorie mitterrandienne des grands récits culturels et des friches transfigurées ?
Tout ici demeure puissamment singulier, la précision plastique, le refus du message, la liberté accordée au regard, mais la machine de signes produit moins un vertige qu’une révérence. Le plateau s’organise et se recompose, les musiciens dressent une topographie sonore indocile, les interprètes manipulent des objets qui signifient « l’Europe » sans jamais la déclarer. On admire la souveraineté du geste autant qu’on bute sur son historicité : l’invention d’hier devient la norme de musée d’aujourd’hui. La pièce résiste au commentaire comme à l’émotion facile ; elle impose son temps, elle en use, parfois elle en abuse.
Reste un constat ambivalent : Everything That Happened and Would Happen témoigne d’un âge où l’anti-système a eu les moyens de sa monumentalité. On sort à la fois admiratif et orphelin : admiratif de cette liberté orchestrée, orphelin d’un présent capable d’en reformuler le risque, autrement que comme un hommage à lui-même.


