Ecologie et Culture : quelles actions ?
Conversation avec David Irle
Décarbonons !
Alors que les rapports scientifiques s’accumulent, indiquant la fin d’un modèle et l’irréversibilité du changement climatique, chacun est sommé d’achever sa transition énergétique… mais qu’en est-il de la transition écologique ? Et que peut faire la danse – et plus largement, la Culture ? Entretien avec David IRLE, éco-conseiller pour le secteur culturel.
Par Charles A. CATHERINE
Les structures semblent s’emparer de la question écologique et environnementale, mais peu suivent une logique systémique incluant les artistes et le public.
On associe peu les artistes parce que c’est compliqué, en ce moment. Les artistes et leurs équipes subissent clairement le stop and go. Le contexte ne favorise pas leur implication. Ceux qui sont convaincus sont là et participent aux discussions et contribuent autant que possible. Ceux qui restent extérieurs à cette question le restent, pris par plein d’autres urgences, qu’elles soient économiques ou organisationnelles. Les équipes peinent à se rendre disponibles.
Quant au public, une grande partie ne comprend pas l’intérêt de poser cette question dans la Culture. La transition énergétique est un sujet compris, la transition écologique, un peu moins. On se dit que cela concerne l’industrie, les grandes entreprises, mais pas soi. Cela relève aussi du choix stratégique d’acteurs de ce chantier : lorsque l’on cherche les leviers de transformations puissantes et rapides, la solution de facilité consiste à se retourner vers l’institution, l’organisateur des politiques publiques, culturelles et au sens large, puisque les politiques culturelles dépassent la Culture en incluant la mobilité, le développement territorial ou l’attractivité économique.
Assez naturellement, la question est travaillée au niveau de structures ayant les moyens de s’en occuper et d’institutions dont on s’imagine qu’elles sont des leviers de changement, plus qu’à l’échelle de citoyens qui sentent indirectement concernés et trouvent le sujet curieux, ou d’équipes artistiques débordées, considérant que leur priorité est de créer et non de militer.
Qui s’implique vraiment, alors ?
Nous sommes dans un moment d’accélération et de changement. Jusqu’à présent, le paradigme qui prévalait était le développement durable. Plusieurs structures s’en sont emparées et ont fait bouger les lignes, en particulier les festivals. Leur capacité d’expérimentation et de renouvellement permanent était adaptée à la recherche sur leur développement durable, sur les questions environnementales, mais surtout sur les questions sociétales. Egalité femmes-hommes, inclusion… les choses ont bougé au nom du développement durable.
Avec la crise du coronavirus, le paradigme de la transition écologique s’est imposé, bien plus poussé. Nous remettons davantage en question notre modèle de développement. Dans la continuité, les festivals s’en sont emparés massivement, notamment parce que leur activité était impactée par la crise, leur donnant du temps pour penser à l’avenir. La réflexion s’est rapidement diffusée à d’autres structures, jusque là très en retrait sur ces questions, en particulier la danse et le théâtre, en France, mais aussi les théâtres fixes et les équipes artistiques.
Aujourd’hui, la question est devenue importante dans tout le secteur. Des réseaux de structures réfléchissent sur ces sujets, sans avoir encore toutes les réponses. De grandes institutions sont porteuses, comme le CNC, pour le cinéma, ou le CNM, pour la musique. La danse et le théâtre peinent encore à concrétiser leur réflexion, mais s’y intéressent fortement.
A consulter : ARVIVA, réunion d’artistes et de structures qui s’engagent.
Que peuvent faire les structures, avec le grand public, pour leur transition écologique ?
Si l’on pense que la transition écologique consiste à éliminer le plastique ou changer le mode de production énergétique, on se trompe. Il s’agit d’un mouvement de transformation bien plus ample. Nous nous heurtons actuellement à des limites dans la quantité d’énergie consommée et dans le type de matières consommées, sans en avoir pleinement conscience. La transition écologique demande de prendre en compte un contexte extrêmement fluctuant autour de nous. A titre de comparaison, le changement climatique est là, de manière irréversible. Les chercheurs expliquent qu’il ne sera plus possible d’avoir des stations de ski économiquement viables dans les Pyrénées en 2050. La transition écologique signifie que nous avons 30 ans pour déterminer un nouveau modèle économique pour les territoires qui vivent actuellement des sports d’hiver. Quels que soient nos choix, il nous faudra nous adapter au changement. Pour la Culture, la question n’est donc pas seulement de supprimer les gobelets en plastiques ou d’installer des panneaux solaires.
Pour la Culture, deux enjeux s’imposent. Artistiquement, explorer le sujet des transformations à venir est utile, parce que la lecture des rapports scientifiques sont une chose, mais que l’impact du sensible, du charnel, de l’œuvre d’art, en est une autre, complémentaire. Certaines personnes seront plus touchées par un spectacle que par un rapport du GIEC. Le secteur culturel a donc son rôle à jouer pour emmener toute la population dans la transition. Ce point n’est pas évident : je constate souvent que les professionnels de la Culture sont très tournés vers eux-mêmes, se posant peu de questions esthétiques, s’étant même détourné des grandes questions politiques de leur temps. Or cette question est une grande question politique. Sobriété, pas sobriété ? Quelle place pour le numérique ? Ce sont des enjeux de société. De plus, la transition écologique génère des émotions très fortes, des passions puissantes. On évoque parfois la solastalgie pour désigner le regret de la perte des écosystèmes connus. L’éco-anxiété est croissante, en particulier chez les plus jeunes. 70 % d’entre eux indiquent avoir peur de l’avenir pour des raisons écologiques. La Culture a les moyens de travailler ces émotions, pour éviter de tomber dans des passions tristes.
L’autre enjeu repose sur la grande consommation d’énergies et de matières, nécessaire à la production et à la diffusion des œuvres. Le secteur doit la considérer avec précision.
A voir : Courir les yeux fermés au bord du ravin, d’Eléonore Valère-Lachky, ou comment sensibiliser à la crise climatique par la danse.
Quels sont les points de vigilance à considérer, dans ce processus ?
Ce n’est pas tant la production des œuvres qui pose problème, que la manière dont elles circulent et dont les gens vont les voir. Les études d’impact carbone du secteur culturel révèlent toujours l’impact carbone de la mobilité, notamment celle des publics. Selon les esthétiques, la mobilité des œuvres peut aussi y apparaître. La danse contemporaine opte pour des décors très épurés, voire absents : la production de l’œuvre n’a quasiment pas d’impact. L’impact de la circulation de l’œuvre peut être maîtrisé, si les interprètes circulent en train, par exemple. En revanche, le fait que le public vienne assister au spectacle en voiture génère un impact conséquent. Pour l’opéra, c’est différent : les très grosses productions du Théâtre de la Monnaie, à Bruxelles, ou de l’Opéra National de Paris, génèrent des décors coûtant 800 000 ou un million d’euros, pour trois semaines de représentations, avant d’être détruits, pour l’instant. Dans ce cas, la conception des œuvres est impactante. La circulation de ces œuvres géantes si elles partent en tournée est aussi très impactante. La Culture doit donc penser sa transition écologique selon les esthétiques et les genres. Si l’on parle de musique, parle-t-on des tournées mondiales géantes de Coldplay ou de la tournée des clubs d’un DJ ? Le point de vigilance est donc la précision du cadre d’analyse. En l’état des technologies disponibles, les tournées de Coldplay ne sont pas soutenables. Je ne dis pas qu’il faut les interdire, mais bien d’en avoir conscience.
La Culture a existé avant que l’on ait du pétrole, les artistes ont circulé avant l’avion. La Culture est soutenable sans électricité et sans pétrole. Comment cela va-t-il se passer demain ? On ne va pas revenir à la bougie, ni à la calèche.
L’art a-t-il le droit d’être polluant ?
Ce n’est pas à moi d’y répondre, mais à la société. Nous pouvons imaginer donner un passe-droit à l’art. Dans un contexte où tout le monde fera des efforts, ce privilège apparaîtra vite insupportable. Je n’imagine pas les artistes déconnectés à ce point de la réalité. Ceux qui sont sensibles à la question iront d’eux-mêmes vers davantage de sobriété. Ce sera une nouvelle habitude, voire une contrainte artistique comme il y en a toujours eu. De plus, une question de coût se posera, qu’il s’agisse d’énergie ou de matières. Et cela existe déjà : certaines équipes sont très écologiques dans leurs pratiques au nom de l’économique. Les arts de la marionnette ont ainsi une vieille tradition de récupération, de recyclage.
L’écologie ne nous oblige-t-elle pas à réfléchir à ce qu’on regarde ?
Pour moi, oui. Le regard sur les œuvres va changer, ce n’est pas nouveau. Tout spectateur regarde une œuvre avec les lunettes de son époque. Nous avons commencé à changer de regard sur les questions de genre, d’inclusion ou de racisme. Il en sera certainement de même pour les sujets de transition écologique. Ces questions influenceront notre regard esthétique et le goût. Nous trouverons une pièce insupportable parce que ses conditions de production sont mauvaises. Les enjeux écologiques sont tellement puissants… les jeunes générations, éco-anxieuses, ne cautionneront sans doute pas ce type de productions. Ne pas les écouter est suicidaire. L’air du temps, c’est toujours davantage Gatsby que Rahbi. Nous sommes dans Gatsby le Magnifique, flamboyants, et non Pierre Rahbi, dans la sobriété.
La pièce Planet [wanderer] de Damien Jalet, fascina par sa beauté, et interroge quant à sa consommation de matériaux.
Nous nous demandions s’il fallait séparer l’homme de l’artiste… Faut-il aussi désormais séparer l’œuvre de son coût écologique ?
Il est essentiel d’être cohérents. Les artistes qui souhaiteront porter un propos écologique en témoigneront. Aujourd’hui, des expositions d’art contemporain parlent de fonte de la banquise et sont produites dans des conditions favorisant nettement la fonte de la banquise. Après, il faut laisser une marge de manœuvre à l’expérimentation et au regard critique de l’artiste.
La mobilité des artistes est-elle en danger ?
Il faut que les artistes s’inquiètent. Dans le contexte actuel, nous n’allons pas poursuivre de la même manière. Il est nécessaire de s’adapter. De plus, nous ne pourrons pas agir de la même manière entre pays riches et pays en développement. La transition écologique n’y est pas la même. Dans les pays riches, nous pouvons parler de décroissance. De même, on ne traitera pas un artiste libyen, sénégalais ou afghan de la même manière qu’un francilien. Quand il ne s’agit pas d’hyper mobilité, la mobilité des artistes permet de fabriquer un parcours sensible, de s’imprégner du monde. Les outils numériques ne pourront pas remplacer ça. Le numérique peut servir à créer des liens, mais pas remplacer les effets de révélation. Comment préserver cela ? Actuellement, l’hyper mobilité ne crée pas cela non plus. L’export d’œuvres jouées une fois ou deux à un tout petit panel de spectateurs ne permet pas la rencontre avec un territoire. Yasen Vasilev disait que les artistes ont le sentiment d’être des marchandises échangées sur le marché européen, trimballés entre les lieux de diffusion. Ils sont contraints de s’y soumettre pour survivre d’un point de vue économique. Cela n’a aucun intérêt artistique ou culturel. Ça ne nous manquera pas si ça disparaît. Pour préserver la circulation des œuvres et des artistes, il faut développer la résidence, l’implantation, en prenant le temps de la rencontre. L’Institut Français, par exemple, doit réfléchir à cette question avant d’envoyer des artistes à Madagascar, en Chine ou au Brésil. Dans un monde dans lequel nous devrons moins nous déplacer, parce que la fin de la mobilité carbonée imposera de la lenteur et de la proximité, les artistes – comme les journalistes ou les diplomates – resteront des témoins du monde, qui nous le raconteront. Plutôt que d’aller tous au Sénégal, écouter des artistes sénégalais nous raconter leur pays, leur vision du monde, et sortir du stéréotype. Ce sera plus soutenable. Aujourd’hui, deux tiers des déplacements en avion relèvent du tourisme ou du loisir. Il ne s’agit pas de rencontre avec l’autre ou d’échange multiculturel. Il faut sortir de la culpabilité et rentrer dans l’analyse. Aujourd’hui, il faut du liant entre pays, entre peuples, pour éviter la tentation du repli et de la guerre.
Quid du tout numérique, comme durant les confinements ?
Mauvaise idée. Le coût écologique et environnemental de l’infrastructure numérique, qu’il s’agisse des données consommées par la diffusion d’un spectacle en streaming ou des matériaux consommés pour fabriquer télévisions et ordinateurs, crée l’insoutenabilité du modèle tout numérique. Aujourd’hui, le numérique représente 4 % des émissions de gaz à effet de serre, et le double en 2025 à ce rythme. C’est aussi 10 à 15 % de la consommation énergétique mondiale. Ce n’est pas soutenable. En Irlande, 20 à 25 % de la consommation électrique du pays est due aux data centers. Le pays s’épuise. Le numérique impose des arbitrages auxquels on ne s’attendait pas. Nous allons devoir faire des choix – d’autant que le numérique est le royaume de l’inutile. Alors, je ne crains pas le numérique – le tout numérique va s’éteindre de lui-même, les artistes et les publics ayant besoin du contact réel – mais la perte des bons usages du numérique. Les réunions en visio économisent les déplacements en voiture pour se rendre au bureau. Voilà un bon usage. Comme rester en contact par internet avec un artiste canadien qui ne pourra pas venir tous les ans. Quand le numérique n’est pas un outil de diffusion mais un outil de travail, c’est un bon outil. Surtout s’ile est éco-conçu. Ce qui est soutenable, c’est le spectacle à la production réfléchie, en présentiel, avec un public venant par les transports en commun. Ceux qui prônent le tout numérique sont aussi dangereux et fragiles que ceux qui ne jurent que par la voiture thermique.
Je suis optimiste, même au sujet de la technologie : elle fera partie de la solution d’avenir. Nous savons construire aujourd’hui un numérique sobre, qui pourra être utilisé par sept milliards d’humains.
La danse contemporaine, avec sa volonté d’épure, a créé un répertoire écologique, avec peu voire pas de décors et de costumes. Est-elle bonne élève ?
Si l’on regarde les esthétiques : plus tu es riche, plus tu pollues. La question de la transition écologique vient aussi interroger l’inégalité des ressources, et pas à l’échelle de la nation, mais à celle de la planète. Nous avons besoin d’interroger les inégalités à l’échelle de la planète pour comprendre que l’artiste un peu précaire en France a plus de moyens qu’un artiste reconnu dans un pays en développement ou effondré, comme le Liban ou l’Afghanistan. L’état providence a réussi un temps à réduire ces inégalités sur son territoire, mais sur le dos des autres nations. L’internationalisme sera remis en question par le changement climatique, puisque l’économie n’y est pas parvenue, en raison du capitalisme. On est dans la même galère, on a ça en commun.
La politique doit donc être globale ?
Je suis en faveur de l’internationalisme de la transition écologique. La pollution et les gaz à effet de serre passent les frontières, aussi on ne s’en sortira pas sans coopération internationale, en nous repliant sur des frontières imaginaires.
En 2018, Blanca Li invitait à s’engager en faveur de l’environnement… avec une flashmob. Dérisoire ou rassembleur ?
A lire :
- Décarboner la Culture : face au réchauffement climatique, les nouveaux défis pour la filière, d’Anaïs Roesch, David Irle et Samuel Valensi, PUG et UGA éditions, octobre 2021 – l’acheter
- “Décarbonons la Culture !“, rapport 2021 du Shift Project – à lire ici
David IRLE :
“J’ai travaillé une dizaine d’années en agence régionale de diffusion. J’accompagnais des équipes de spectacle vivant dans leur développement, notamment en Europe et à l’international. D’où mon goût pour la coopération et ma sensibilité aux enjeux de circulation des œuvres. En 2015, j’ai eu le besoin de faire une coupure, de sortir du secteur culturel, et je me suis formé aux questions environnementales, avec une expertise sur la transition écologique et le changement climatique. Mes nouvelles compétences m’ont semblé intéressantes à injecter dans la Culture, alors je suis revenu à mes premières amours. Mon activité de conseil, limitée, s’est intensifiée avec la crise sanitaire, les structures ayant soudain du temps pour s’y investir. C’est désormais mon activité à temps plein, avec de l’accompagnement de projet, pour ne pas rester dans la seule théorie. Notre livre, Décarboner la culture, propose justement un cadre de réflexion.”
Photographies :
◊ Corps : © Rahi Rezvani
◊ Portrait : © Marielle Rossignol