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la contreclé

la tierce

l'art rare de danser ce qui n'a pas besoin d'être compris

Cela fait déjà quelques années que l’on suit le travail de La Tierce. Depuis En creux en 2015, au moment de leur sélection à la Grande Scène, plateforme nationale des Petites Scènes Ouvertes. Dès ce moment-là, il y a eu enchantement : une évidence, une douceur singulière, une manière d’habiter le plateau qui n’appartenait qu’à eux. Sonia Garcia, Séverine Lefèvre, Charles Pietri : un trio qui ne ressemble à rien du répertoire actuel, et dont le geste  (à la fois obstiné, sensible, minimal et pourtant intensément chargé) se distingue immédiatement dans le paysage saturé d’une danse qui ne cesse de se montrer plus qu’elle ne se cherche.

Nos plateaux sont aujourd’hui peuplés de corps virtuoses, athlétiques. Nous sommes habitués à ces danseurs qui multiplient les entrechats avec grâce, les traversées en hyperextension alternée, les rotations paradoxales du bassin fendu. On voit tant de pièces qui alignent prouesses formelles, dextérité surjouée, mais sans propos, sans message, à la manière de vieux numéros de cirque. Des pièces de danse qui, paradoxalement, ne font rien bouger. On voit aussi tant de pièces aux discours comme fabriqués par de vieilles agences de communication, des chorégraphes à la langue bien pendue proférant des propos souvent verbeux, creux, au point de les faire passer avec un peu de provocation gratuite.

La Tierce, c’est tout autre chose. Déjà, sur scène, on sent ces liens forts qui les unissent, une même passion pour la danse, une envie de parcourir ensemble un chemin. Une amitié qui se décline. Ces trois-là, avec le calme des évidences lentes, avec une rigueur non spectaculaire, une poésie sans emphase ne se pavanent pas : ils cherchent. Ils répondent. Ils sculptent. Et ce faisant, ils bouleversent.

La Contreclé prolonge ce geste d’orfèvre : une pièce rare, précieuse, étonnamment joyeuse et terriblement humaine. C’est une pièce qui ne demande rien au spectateur : ni prérequis, ni culture chorégraphique, ni grille d’analyse. Car la danse de La Tierce ne se déchiffre pas : elle arrive, comme arrive la vie. On ne comprend pas ce que l’on vit : on le traverse, on le reçoit, on s’y dépose. La pièce demande simplement cela : une disponibilité, une porosité, une courte suspension du jugement. Une autorisation intime à sentir.

Le titre en dit déjà long : La Contreclé. Une image musicale, mais aussi une image de serrurerie, de résistance, d’écho. Tout, ici, se double et se dédouble. Rien n’existe seul : chaque geste appelle un autre geste, chaque présence appelle une absence, chaque son répond à une vibration, chaque motif est l’ombre d’un autre. L’architecture du spectacle repose sur cette idée simple et pourtant vertigineuse : il n’y a pas de contreclé sans clé. Pas de réponse sans appel. Pas de mouvement sans résonance. Une danse, donc, qui se construit en miroir, en écho, en gémellité fragile, comme si quelque chose dans le plateau cherchait constamment son autre versant.

Il y a chez La Tierce une manière unique de produire du sens sans jamais s’y asservir. Les gestes ne racontent rien, ils désignent. Ils donnent forme à une présence manquante, à un objet absent, à une spatialité imaginaire qui devient pourtant palpable. Un bras qui passe, c’est le contour d’une figure invisible. Un saut minuscule, presque naïf, devient l’allégresse même. Un effleurement d’air suffit pour faire advenir un espace entier. La danse travaille l’absence, comme si elle révélait ce qui a déjà eu lieu. On croit voir les fantômes de quelque chose : le souvenir d’un appui, la trace d’un volume, la forme d’un geste oublié. Mais surtout, jamais la pièce n’exige que l’on sache lire cela : l’expérience n’est pas conceptuelle, elle est sensible. Il faut cesser de vouloir comprendre pour commencer à percevoir.

C’est là l’originalité absolue de La Tierce : une danse qui n’a rien à démontrer et pourtant tout à offrir, qui se refuse aux tours de force tout en les dépassant, qui préfère la justesse à la prouesse. Une danse qui ne cherche pas à prouver qu’elle existe, mais qui existe parce qu’elle laisse advenir.

Et c’est sans doute l’un des mystères (et des scandales minuscules) du paysage chorégraphique français : on ne comprend toujours pas pourquoi une telle compagnie, qui tourne en France bien sûr, mais aussi en Grèce, au Portugal, n’a pas encore trouvé l’écrin parisien à sa mesure. Comment expliquer qu’une danse aussi mature, aussi singulière, aussi profondément partageable ne soit pas encore invitée par les institutions de la capitale ? C’est peut-être le signe le plus clair de la radicale nouveauté de leur travail : il ne rentre dans aucune case, il n’obéit à aucune mode, il n’offre pas de discours prêt-à-l’emploi. Il faut simplement les voir. Les laisser faire. Et cela, curieusement, semble encore effrayer les scènes trop bien rangées.

Pour cette nouvelle création, ils répondent, encore, à un texte. C’est leur manière d’être au monde : dialoguer. Après Duras dans Inaugural, c’est Guillaume IX d’Aquitaine, troubadour du XIe siècle, qui leur tend la main avec son poème du “pur néant”, ce texte facétieux qui ne veut parler de rien, ni d’amour, ni de bravoure, ni de chevaliers. Un poème “sans sujet”, qui pourtant résonne mille ans plus tard par la voix de Sonia Garcia. Une voix qui dit, chante, murmure, rit presque. Une voix qui se dédouble : celle du texte et celle du corps, celle du son et celle du mouvement, celle du présent et celle du passé.

Car La Contreclé est avant tout une affaire d’échos. De réponses. D’appels. Dans le vide, dans l’air, dans la mémoire. Le son est ici une petite prouesse technique : on ne sait pas d’où il vient. Il surgit de nulle part. Il tourne, il circule, il se diffuse sans jamais se localiser. On croit à un tour de magie, et comme pour toute vraie magie, il n’est pas question de demander comment cela fonctionne : on veut juste y croire. L’espace sonore est un terrain d’apparitions. Il agit comme une main invisible qui oriente nos attentes, nos sensations, nos projections. Comme si la pièce elle-même était jouée dans une boîte acoustique aux règles mystérieuses.

Sur un fond vert de cinéma (cette couleur typique des effets spéciaux), les danseurs convoquent des instruments invisibles, sculptent des statues imaginaires qui semblent s’effriter, se perdre, se recomposer. Par moments, le plateau devient une foire médiévale, ailleurs un numéro de cabaret légèrement kitsch, ailleurs encore une comédie musicale miniature, jazz hands inclus. C’est ludique, drôle, profondément vivant. Il y a du plaisir, du jeu, de la légèreté. Guillaume IX est plein d’ironie : La Tierce lui répond avec la même malice.

Et pourtant, au cœur de cette facétie, quelque chose d’absolument délicat, presque métaphysique, surgit. Une danse pour rien. Une danse qui ne dit pas “je”. Une danse sans sujet, sans thème, sans message. Une danse qui se contente d’être et qui, justement pour cela, ouvre une brèche. À force de vouloir dire le rien, on touche à l’essentiel. À force de chercher le vide, on crée un espace immense. À force de ne pas prétendre à la profondeur, on y parvient malgré soi.

Il faut dire les choses franchement : La Contreclé est un spectacle qui réconcilie avec la danse contemporaine. Une danse qui n’impose rien, ne démontre rien, ne revendique rien, mais qui bouleverse. La danse que le No Manifesto d’Yvonne Rainer semblait conjurer. Une danse qui guette l’écho du passé pour devenir notre présent. Une danse qui vient répondre à un poète mort depuis neuf siècles, et qui, par un étrange retournement, semble elle-même recevoir sa réponse du lointain.

Sur scène, quelque chose se trame, circulaire, comme un horizon des événements miniature. On pense à Interstellar, mais revisité par un théâtre pauvre, magnifiquement humain, sans trucage sophistiqué, seulement des corps, des souffles, de la lumière, des mains. Et dans la salle, il y a quelques larmes qui coulent sur les joues. Non par tristesse, mais par reconnaissance : la simple apparition de la beauté dans un monde qui en manque cruellement.

C’est cela, l’art de La Tierce : faire de presque rien un miracle de présence. Faire d’un poème sans sujet un appel vibrant. Faire d’un geste ténu une réponse à ce qui nous échappe. Faire de la danse une manière d’habiter le monde.

La Contreclé n’est pas seulement une pièce : c’est un pacte. Une invitation à entendre ce qui répond en nous, autour de nous, avant nous. Une œuvre rare, précieuse, indispensable. Une œuvre qui ne cherche pas à être comprise, mais à être reçue. Et c’est exactement pour cela qu’il faut y aller.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
TNBA, Bordeaux
photographie :
Louison M Vendassi