Ballroom Online

Bernabo

Anne Teresa De Keersmaeker / compagnie Rosas

Bostjan Antoncic, ou l'art d'incarner la musicalité de la danse

Il entre en scène. Ou plutôt, déboule, en un crescendo de rage qui s’arrête au bord du plateau et vous laisse pantois. Il s’écroule et reste là, devant nous, quasi immobile. Le solo est lancé, nous ne reviendrons pas en arrière. Anacrouse, accent, désinence. Il s’agit de musique aussi, chez Anne Teresa De Keersmaeker.
Au sol, une ligne de terre. Et ce sera tout pour la scénographie de Michel François.
Tout ? Pas si sûr.
D’abord, parce que nous étions le week-end dernier, dans le site remarquable de la Ville-Close à Concarneau dans le Finistère, lors du festival Cap Danse, pour voir la proposition qu’Anne Teresa De Keersmaeker a confié à l’un de ses danseurs-phares, Bostjan Antoncic.
Cet espace, circonscrit par des forteresses Vauban qui dominent la mer, est tout sauf anodin. Il nous donne à réfléchir le sens de ce qui nous est donné à voir et à ressentir via Bostjan, entre la liberté du geste chorégraphique d’une part, et la contrainte d’une architecture dure, voire hostile, d’autre part.
Ensuite, parce que nous reviennent les souvenirs (forcément un peu déformés par le temps) de la pièce pour ensemble de danseurs intitulée EN ATENDANT, qu’Anne Teresa De Keersmaeker avait créée au festival d’Avignon 2010. Un sol brut, l’architecture du Cloître des Célestins (un lieu non dédié à la danse bien sûr), et la nuit qui tombe. On y entendait à l’époque une musique, celle, anonyme, des artistes de l’Ars Subtilior, un courant de musique du 14ème siècle : le siècle des épidémies, de la mort et de la peur de la mort.
Et nous voici à Concarneau, quinze ans plus tard, en 2025. Et nous n’en croyons pas nos yeux : un des interprètes de l’époque, Bostjan, est là. Et bien là. Et nous sommes touchés. Car le parfum de danse dont nous nous souvenions, est là aussi. Incroyablement. Et encore plus fort, plus prégnant.
Et tant pis si pour cette fois, la musique, à part une vague mélodie sifflée par le danseur, est totalement absente.
C’est alors que nous entendons tout. Et surtout, le souffle de la danse. Sa rythmicité, son flux, son tempo. Tout y est, c’est le silence, mais tout y est. Qui douterait encore, à la vue de ce solo sublime, que la danse est musicale, même et surtout quand elle joue, seule, sa partition ?
Voici que Bostjan sursaute, plonge, rage. Se ravise, respire, se cambre, court, re-saute, marche, et surtout, surtout ! nous regarde. Nous : le public.
Ce regard, on ne l’oubliera pas. Il est à la fois vecteur de communication et d’absence : il nous voit, nous, et il voit, à travers nous.
A travers les corps et l’histoire des corps.
Cela, est prodigieux. Pas nouveau chez la chorégraphe belge, qui a toujours su nous cueillir de cette façon : au détour d’un regard posé, sciemment.
Elle nous scrute, nous retourne, fouille jusqu’aux recoins de nos âmes, souhaite nous percer à jour. Pas pour nous faire peur, surtout pas ! mais afin de nous troubler, nous questionner. Et nous mettre, si ce n’est en confiance, en conscience.
Après plus de 45 ans de carrière, elle continue à taper juste ! en nous montrant que malgré l’adversité, nous ne nous laisserons jamais enfermer.
Au-delà de la danse et de sa représentation, c’est certainement dans la présence à nous-mêmes que pourra peut-être advenir une forme de réponse aux folies extérieures. En étant là. En constatant, en réfléchissant. Et nous pourrons alors partager ensuite, ensemble, nos émotions, nos questionnements. Et agir, en conséquence.
Pendant que je vous parle, Bostjan a terminé le solo, dos à nous, au fond de la scène.
Lui, tout contre la fortification Vauban. Essoufflé, forcément. Troublé peut-être de la rencontre, et de ce moment qui s’est suspendu tout-à- coup, dans un large silence, quand il n’y a plus rien à danser.
Nous, toujours assis mais tellement reconnaissants pour ce si beau solo, si incarné et musical.
Si humain.
Nous avons applaudi dans la presque-nuit concarnoise, afin de remercier Bostjan de ce moment de beauté. Car le bonheur, on n’en a pas tous les jours.
Aurélien Richard
Prochaines dates : voir le site de ROSAS >>> www.rosas.be
vu à :
Vu le 27 septembre 2025 au Carré des Larrons, festival Cap Danse, Concarneau.
photographie :
Aurélien Richard