Ballroom Online

Dança Frágil

Renato Cruz

Fragile, donc politique

DANÇA FRÁGIL aurait pu rester une performance fulgurante de dix minutes, créée pour Danse élargie. Dix minutes, et peut-être suffisait-il. Alors pourquoi l’étirer à quarante-cinq ? Pour répondre aux standards ? Pour entrer dans le moule du spectacle vendable ? On pourrait le croire. Mais ce soupçon devient, chez Renato Cruz, une ruse. Car cette extension, cette répétition, cette durée étirée, relèvent d’un choix : celui de la résistance.

La musique, unique, obsédante, ne change pas. Elle use, sature, revient. Mais elle ne meuble pas : elle travaille. Refus de l’effet, de la variation décorative. Elle devient un mur sonore, contre lequel la danse cogne. C’est un refus du spectaculaire. Une friction. Un pied de nez à l’exigence de performance fluide et commerciale. La boucle comme stratégie de lutte contre l’uniformisation, la norme, la marchandisation des corps.

Cinq danseurs, cinq trajectoires, cinq styles. Ils évoluent dans des couloirs lumineux rigoureusement séparés, comme dans des rails. Chacun interprète une partition commune, mais à sa façon. La synchronisation n’est jamais parfaite : elle vacille. Miroir brisé d’une société qui voudrait tout lisser.

Cette faille est un manifeste. Elle dit : vous attendez du show, voici la fracture. Vous cherchez l’excellence, voici l’usure. Ici, pas de virtuosité complaisante. Cruz interroge les stéréotypes de genre, la mise en scène des identités queer, la fétichisation. Et parfois, il frôle le malentendu – mais c’est pour mieux tendre un miroir critique au regard qui regarde.

Car le spectateur n’est pas épargné. Ce qu’il voit l’implique, le dérange, le questionne. Les corps exposés ne se contentent pas de séduire, ils accusent. Ils montrent la contrainte, le désir, la surveillance, la joie aussi. Chez Cruz, le corps danse avec lucidité.

Et il fallait sans doute un chorégraphe brésilien pour dire cela. Un Brésilien pour évoquer avec grâce et rage la précarité queer, la surveillance, les reculs politiques. Mais aussi un Brésilien pour injecter dans cette dénonciation la lumière, la sensualité, le mouvement qui résiste au silence.

DANÇA FRÁGIL est aussi le théâtre d’un choc culturel. Là où les battles de danse suscitent les cris, les encouragements, ici le spectateur reste figé, sage. Il faut le secouer pour qu’il se manifeste. Comme si ce spectacle n’était pas à sa place. Mais c’est précisément parce qu’il déplace qu’il bouscule. Il nous sort de notre posture docile de consommateur passif. Il nous réveille. Même les applaudissements, lancés en musique, presque comme une kermesse, dérangent l’étiquette. Mais ce dérangement est salutaire.

Et si cette danse est fragile, ce n’est pas qu’elle flanche. C’est qu’elle ne veut pas se figer. Elle tremble encore, et c’est ce tremblement qui nous tient vivants.

Thomas Adam-Garnung

vu à :
Espace 1789, Saint Ouen
dans le cadre des Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint Denis
photographie :
Carole Pires